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Ça fait des semaines qu’Izri n’est pas venu. J’ai entendu Mejda dire à Sefana que son travail l’oblige à quitter souvent Paris. C’est sans doute pour ça qu’il ne vient plus.
À moins qu’il ait simplement oublié ses promesses.
Quoi qu’il en soit, Mejda se sent forte, à nouveau. Elle a toujours son martinet entre les mains et me frappe pour un oui pour un non. Elle a jeté mes couvertures, me forçant à dormir à même le sol, ce qui aggrave encore mes douleurs.
J’ai tenté de lutter. Tenté de lui faire du mal, moi aussi. Mais je ne suis pas à la hauteur, je dois bien l’avouer. J’ai beau essayer, je n’y parviens pas. Je ne suis pas faite pour infliger la souffrance.
Mon père m’a révélé un jour que pour maman, j’étais un ange. Un ange tombé du ciel.
Un ange tombé de haut. Tombé si bas.
Aujourd’hui, c’est lundi et je suis en train d’astiquer l’appartement de la grenouille. Celle qui voulait devenir aussi grosse que le bœuf. À force de s’empiffrer de cornes de gazelle, elle risque d’y arriver !
Cela dit, une grenouille, c’est plutôt mignon alors ce surnom ne convient pas à Mejda. Je décide donc de l’appeler le Crapaud.
Elle m’a demandé de nettoyer les joints du carrelage et je suis agenouillée dans la cuisine lorsqu’elle arrive.
— Au fait, je ne t’ai pas dit ? Ton père a écrit à Sefana, m’annonce-t-elle avec un sourire sardonique. Elle lui a répondu que tu étais sous ma garde, désormais, parce que tu t’étais mal comportée avec son mari en lui faisant des avances…
Ma gorge se serre.
— Alors, il m’a écrit, à moi aussi. Pour demander de tes nouvelles, savoir si tu ne me causais pas trop de problèmes… Le brave homme ! s’esclaffe-t-elle. Je lui ai posté une lettre ce matin en lui expliquant que tu manquais les cours parce que tu préférais traîner dans les rues avec des garçons…
Ma main se crispe sur la brosse.
— Je lui ai dit aussi que j’avais proposé de te renvoyer au Maroc mais que tu ne voulais pas retourner là-bas. Que tu ne voulais plus vivre avec lui ! Que tu avais même menacé de te jeter par la fenêtre si jamais je t’y forçais…
Je relève la tête pour la foudroyer du regard. Comme j’aimerais avoir ce pouvoir…
— J’ai conclu en disant que je faisais tout mon possible pour te remettre dans le droit chemin mais que tu me coûtais très cher car tu refusais de travailler, même le week-end. Et qu’il fallait donc qu’il m’envoie un peu de fric…
— Mon père n’a pas d’argent ! lancé-je en retenant mes larmes.
— Je suis sûre qu’il va en trouver ! s’amuse Mejda.
Finalement, Marie-Violette Cara-Santos a décidé de garder Tama à son service plus longtemps que prévu. Il faut dire qu’elle ne lui coûte pas cher. Vingt euros pour vingt-quatre heures de présence et environ seize heures de travail. Tama n’est pas très bonne en calcul, mais ça doit faire à peine plus d’un euro de l’heure.
Imbattable.
Ce soir, elle quittera cette maison qu’elle déteste chaque jour davantage. Les enfants sont de plus en plus impolis et ont pris l’habitude qu’elle leur fasse tout. Sans doute parce que leurs parents ne les remettent jamais à leur place. Ce n’est donc pas leur faute, mais c’est épuisant.
Toute la famille s’applique à salir ce que Tama s’évertue à nettoyer. Quand Mme Cara-Santos rentre du jardin, elle oublie de s’essuyer les pieds, mettant de la boue dans toutes les pièces. Ensuite, elle balance ses chaussures et ordonne à Tama de les laver.
Son mari ne prend même pas la peine de jeter ses capotes usagées et c’est à Tama de les ramasser sur la descente de lit. Elle se dit qu’un jour, elle va choper une saloperie.
17 heures, Tama est en train de changer la petite Augustine lorsque Adam rentre du collège. Il jette son sac à dos dans l’entrée, ouvre le frigo et boit au goulot de la bouteille de coca alors que Tama lui a préparé son orange pressée. Il mange un morceau de pain avec du fromage, laisse les miettes et le couteau sur la table.
— Il est où, mon kimono ?
— Dans l’armoire de ta chambre, répond Tama.
Depuis deux mois, ce petit con fait du judo au dojo qui se trouve à trois cents mètres de chez lui. Il se prend pour un champion, un héros. Un surhomme. Ce n’est pourtant qu’un adolescent maigrichon et laid.
— Va le chercher !
— Je suis en train de m’occuper de ta petite sœur, je ne peux pas la laisser.
— Va le chercher ! répète-t-il en haussant la voix. Je la surveille !
— Attends que j’aie terminé.
— Putain ! Tu vas le chercher, et tout de suite !
Tama termine de langer Augustine et la rhabille.
— Bouge ton cul, la bonniche ! lui balance Adam. Je vais être à la bourre à cause de toi !
Mme Cara-Santos, qui passe dans le couloir, sermonne son fils d’une voix apathique.
— Arrête de parler comme ça, mon chéri. D’accord ? Tama n’est pas une bonniche, c’est la femme de ménage.
La femme de ménage… Tama a envie de lui rappeler qu’elle n’a pas quinze ans. Qu’elle n’est pas encore une femme. Qu’à ce rythme, elle n’en deviendra sans doute jamais une. Morte bien avant.
Elle installe Augustine dans sa chaise haute et la sangle.
— Bon, ça y est, t’as fini ? s’égosille Adam avec sa voix ridicule. Tu vas me le chercher ce putain de kimono ?
— Si tu y étais allé toi-même, tu aurais gagné du temps ! répond-elle avec un sourire narquois.
— Ta mère la pute ! lui crache-t-il au visage. Ta mère la pute !
Il la nargue avec son détestable sourire.
— Ma mère n’était pas une pute, répond Tama. C’était une sainte.
— Ta mère, je la nique !
Le bras de Tama se déplie d’un seul coup. Une gifle retentissante qui résonne dans toute la maison.
Tama est assise par terre, dans l’entrée. Mejda ne va plus tarder et elle appréhende le moment où elle apprendra que Mme Cara-Santos a décidé de la virer.
Lorsqu’elle se présente à la porte, Marie-Violette ne mâche pas ses mots. Elle hurle que Tama a osé frapper son fils, qu’elle est dangereuse et qu’elle refuse désormais de lui confier la garde de ses enfants. Elle termine sa diatribe en précisant qu’elle ne veut plus jamais voir Mejda ni Tama. Et qu’elle ne versera pas les soixante euros.
Quand la voiture démarre, Tama sait où elle la conduit.
En enfer, une fois de plus.
Alors, elle songe que ça doit être là qu’est sa place.
Sa vraie place.
Dans la voiture, Mejda ne dit rien, ne l’insulte même pas. Elle l’emmène directement à l’entreprise et Tama se met au travail tandis que le Crapaud s’allonge sur le divan du bureau. Épuisée, Tama peine à la tâche. Comme son estomac crie famine, elle fouille plusieurs tiroirs à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Enfin, elle dégote une barre chocolatée qu’elle avale en deux bouchées. Ça apaise un peu ses vertiges et elle reprend ses travaux forcés.
À 4 heures du matin, le réveil de Mejda sonne. Elle descend rejoindre son esclave au rez-de-chaussée au moment où elle termine le dernier bureau.
Elles remontent dans la voiture et prennent la route. Tama s’endort dès le premier kilomètre. Quand le moteur s’arrête, elle sursaute et détache sa ceinture. Elles grimpent jusqu’à l’appartement, Tama s’attend au pire.
Dès qu’elle a verrouillé la porte, Mejda vient se coller contre elle.
— Tu l’as fait exprès, hein petite conne ?