— Oui, madame…
Le trajet me paraît interminable. Je tremble de froid et ne dors plus.
Seconde après seconde, je me dis que j’aurais dû m’enfuir. Je me dis que j’ai été terriblement lâche. Marguerite ne serait pas fière de moi.
Mais de ce monde hostile, je ne connais rien. Je n’ai personne chez qui aller, personne à appeler. Qu’aurais-je fait, dehors, en pleine nuit ?
Je suis faible, je le sais.
Sinon, je ne serais pas une esclave… on me l’a si souvent répété.
Nous arrivons et montons au cinquième étage. Mejda claque la porte et met les clefs dans la poche de son pantalon.
Soudain, je réalise que si elle ne m’a pas frappée hier soir ou ce matin, c’était pour que je sois en état de travailler aujourd’hui. Pour qu’elle puisse encaisser l’argent des Benhima et celui de l’entreprise.
À peine ai-je pris conscience de l’évidence que je reçois un violent choc dans la nuque. Je m’effondre par terre et n’ai même pas la force de me relever.
Samedi matin, il est 5 h 30. Le week-end peut commencer…
À coups de pied, Mejda entame la danse. Je me protège comme je peux, mais n’arrive pas à échapper à la haine qu’elle retient depuis plus de vingt-quatre heures. Elle attrape la planche à découper et continue à déverser sa rage sur mon corps exsangue.
— T’as fait exprès de te faire virer par les Cara-Santos pour me faire chier ! hurle-t-elle. Allez, avoue !
Alors, j’avoue. J’avouerais n’importe quoi, de toute façon. N’importe quel forfait, n’importe quel crime.
— Je le savais ! exulte Mejda.
Les coups cessent enfin.
Le sang coule de mon nez, j’en ai plein la bouche.
Il coule de mon front, j’en ai plein les yeux.
Mejda m’attrape par les cheveux, relève ma tête.
— Tu veux que je te foute sur le trottoir ? Que je t’abandonne au bord d’une route, comme un clébard ?
— Non ! réponds-je entre deux sanglots.
— Non ?!
Elle pose sa chaussure sur ma main gauche, l’écrase de tout son poids comme si elle voulait l’enfoncer dans le sol. Je hurle de douleur. Un hurlement pathétique. Puis c’est un nouveau coup de pied dans le dos. Deuxième hurlement qui finit de briser mes cordes vocales. Alors, face à mon silence, Mejda boit un verre d’eau en me regardant agoniser. Puis elle me déshabille entièrement et je ne peux l’en empêcher. Le peu d’énergie vitale qui subsiste en moi me sert seulement à survivre à ce cauchemar.
— Tu voudrais que je t’achève, c’est ça ? Mais non, je ne vais pas te tuer, ma petite chérie ! dit-elle. Tu vas vivre et continuer à bosser pour moi !
— Oui, murmuré-je.
— Et, désormais, tu vas être bien sage !
— Oui, madame…
Je suis prête à dire amen à tout. Dès qu’elle aura vidé ses sacs à venin, je pourrai enfin dormir. Et je ne souhaite que ça. Dormir.
Mais elle, n’a pas l’air d’avoir sommeil.
— Debout ! ordonne-t-elle.
Je me mets à quatre pattes et, m’aidant d’une chaise, parviens à me relever. Je tremble, nue face à mon bourreau. J’ai du mal à respirer, elle a dû me casser un doigt et une côte. Au moins une.
Que va-t-elle me faire, encore ? Quel supplice a-t-elle imaginé pour moi ?
Il va bien falloir qu’elle aille se coucher. Alors, je garde espoir.
Dormir, même si c’est par terre. Même si c’est nue sur le balcon.
Elle me pousse jusqu’à la loggia, m’ordonne de m’allonger sur le ventre. J’obéis ; inutile de lutter. Je n’en ai plus le courage.
Je n’ai plus rien, d’ailleurs.
Elle récupère un gros rouleau de scotch sur l’étagère. Visiblement, elle avait tout prévu. Avait minutieusement préparé sa vengeance au moment où elle a su qu’Izri ne viendrait pas. Avant même d’apprendre que j’étais virée par cette salope de Cara-Santos.
Elle attache mes poignets, puis mes chevilles. Je me recroqueville contre le mur en espérant qu’elle va s’arrêter là.
— Tu as sommeil, Tama ? demande-t-elle.
Je préfère ne pas répondre. De toute façon, je n’ai plus assez de force pour parler. Juste assez pour respirer.
C’est alors qu’elle se met à chanter.
Elle attrape un seau, le remplit d’eau froide et me le jette en pleine face. Je n’ai même pas crié, mais mon cœur s’est arrêté quelques secondes. Au deuxième seau d’eau glacée, j’émets une sorte de gémissement tragique.
Ensuite, elle récupère une boîte de conserve vide dans la poubelle et la place à l’envers juste sous le robinet. Bras croisés, elle attend. Quelques instants plus tard, la première goutte tombe sur la boîte en fer.
— Parfait ! dit-elle. Je vais me coucher… Bonne nuit, ma poupée !
La lumière s’éteint, la porte claque, mes paupières tombent. La douleur embrase mon corps, je ne peux pas m’allonger dans l’eau froide, suis obligée de rester assise. Pourtant, je suis sur le point de sombrer. Si ce n’est pas dans les bras de Morphée, ce sera dans le coma.
La deuxième goutte s’abat sur la boîte. Je sursaute, mes paupières s’ouvrent. C’est comme si on venait de me perforer l’os frontal avec un pic à glace.
Et toutes les dix secondes, ça recommence.
Je comprends que mon calvaire va durer des heures.
De quoi m’interdire d’oublier la souffrance.
Impossible de trouver le sommeil.
Je glisse contre le mur et me retrouve couchée dans l’eau glacée. Le carrelage dur et froid, les banderilles plantées dans mon corps. Mon ventre, plein de braises. Mon visage, glacé.
Au bout de dix minutes, mes nerfs sont à vif, comme si on m’avait écorchée de la tête aux pieds.
Au bout d’une heure, j’ai l’impression que je vais perdre la raison.
D’une voix de plus en plus faible, j’égrène les secondes qui séparent chaque étape du supplice.
Bientôt, je n’ai plus la force de compter.
Alors, j’appelle ma mère. Morte.
J’appelle mon père. Absent.
J’appelle Izri. Si loin.
De toute façon, personne n’entend jamais mes appels au secours.
Personne, jamais.
Parce que, pour appeler au secours, il faut exister. Exister pour quelqu’un.