Hier, j’ai lu un article sur le tourisme sexuel. Des enfants, des petites filles, atrocement exploités. En refermant le quotidien, je me suis dit que j’avais eu de la chance, finalement. Moi, je n’ai servi que de bonne, de servante alors que d’autres finissent dans des bordels. J’ai échappé au pire.
Oui, j’ai eu beaucoup de chance, quand j’y songe.
J’ai également découvert Internet. De temps en temps, je m’y connecte lorsque Izri laisse son ordinateur portable à la maison. La Toile est si vaste que je m’y perds pendant des heures. Izri m’a prévenue que c’était moins fiable que les livres, mais j’y ai appris des choses étonnantes. Il y a quelques jours, j’ai lu une citation d’Anatole France qui m’a bousculée.
Mieux vaut la liberté dans les enfers que l’esclavage dans les cieux.
C’est tellement beau, tellement vrai…
En revanche, ce qui me dérange sur Internet, c’est que les gens, planqués derrière des pseudonymes, s’y expriment sans retenue ni pudeur, déversant parfois leur rancœur, leur bêtise, leurs préjugés ou leur haine. C’est à la fois troublant et instructif.
Pourtant, j’ai beau lire les journaux ou surfer sur le Net, je ne sais toujours pas ce que fait Izri pour gagner autant d’argent. Dans ma tête, j’échafaude des hypothèses. Braqueur de banques, trafiquant de drogue ou d’armes, tueur à gages… Le pire, ce serait proxénète, mais je ne peux pas croire mon homme capable de ça.
Ce dont je suis sûre, en revanche, c’est que ses affaires ne sont pas légales. Souvent, ça m’empêche de trouver le sommeil. Un jour, il se fera arrêter et sera jeté en prison. Pire, encore, quelqu’un s’occupera peut-être de lui.
Je crois que je n’y survivrais pas. Si je le perdais, je serais perdue. Il est mon seul repère, ma bouée au milieu de l’océan.
S’il meurt, je meurs.
Soudain, je tends l’oreille. Manu est en train de parler de moi. Il demande où j’étais avant, d’où je viens. Iz répond que j’étais une esclave mais oublie de préciser que j’étais celle de sa mère.
— En tout cas, cette fille est dingue de toi !
— Je sais…
— Et toi aussi, pas vrai ?
Mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’ils vont l’entendre depuis le salon.
— Ça se voit tant que ça ? rétorque Izri en riant.
Quand Manu quitte enfin la maison, Izri prend sa douche avant de me rejoindre dans la chambre et de s’allonger à côté de moi.
— Tu as passé une bonne soirée ? demandé-je.
— Très bonne !
— Est-ce que j’ai réussi le test ?
— Quel test ?
— Celui que Manu m’a fait passer, dis-je avec un petit sourire.
Izri sourit à son tour.
— Toi, t’as oublié d’être stupide, hein ?
— Tu préférerais que je sois stupide ?
— Non, Tama. Tu es parfaite.
Je viens me coller à lui et il s’endort dans mes bras.
64
Gabriel se précipita sur la terrasse, descendit les marches. Il aperçut l’inconnue sur la piste menant à la route. Devant l’écurie, il attrapa une corde et se lança à sa poursuite.
Pieds nus et dans l’état où elle se trouvait, il n’aurait jamais pensé qu’elle puisse courir si vite. Mais Gabriel avait de l’endurance. Beaucoup d’endurance.
Elle atteignit le goudron et partit sur la droite. Elle avait choisi la descente plutôt que la montée, commençait peut-être à fatiguer. Il la vit porter une main à sa blessure et coupa à travers un talus pour gagner quelques précieuses secondes. Pas de doute, il allait la rattraper. Mais ce qu’il craignait, c’était qu’un véhicule ne passe par là et que sa chère inconnue ne l’arrête.
Heureusement, en cette saison, les voitures étaient rares, ici.
Elle perdit un instant pour regarder derrière elle puis quitta la route et descendit par les bois. Gabriel fit de même. La distance qui les séparait s’amenuisait minute après minute.
Elle atterrit à nouveau sur la départementale, tomba, se releva, repartit de plus belle. Gabriel n’était plus qu’à cinquante mètres derrière elle.
Au loin, il vit une voiture arriver. Elle avait encore de nombreux lacets à passer avant de croiser la jeune fuyarde, mais Gabriel accéléra, dévorant à chaque foulée l’espace qui les séparait.
Plus que vingt mètres.
Il dévala une pente vertigineuse, au milieu des genêts, des fougères, des branches mortes, tandis qu’elle suivait toujours la départementale. Risqué, mais efficace.
Elle regarda à nouveau dans son dos, sauf qu’il était au-dessus d’elle.
Il sauta sur la route, fondit sur sa prisonnière. Il la plaqua sur l’asphalte à la manière d’un rugbyman, lui arrachant un cri. Il la releva aussitôt et elle usa ses dernières forces à se débattre pour échapper à son emprise. Elle aussi avait vu la voiture.
Il la ceintura, la souleva du sol, l’obligea à quitter la route. Il la plaqua à nouveau au sol, derrière un taillis. Il avait posé un genou au milieu de son dos, une main sur sa nuque, lui interdisant le moindre mouvement. La voiture passa tranquillement, à quelques mètres d’eux et la jeune femme tenta de hurler.
Personne ne l’entendit à part Gabriel.
— Tu m’as fait courir, putain ! souffla-t-il.
Il la retourna sur le dos, esquiva un coup de poing, encaissa un coup de pied. Il lui attacha les poignets avec la corde, la remit debout et la plaqua contre l’arbre le plus proche.
— T’aurais jamais dû faire ça…
— Au secours !
— Ça sert à rien de gueuler ! Y a personne ici !
Tirant sur la corde, il la força à avancer. Il évita la route et ils montèrent à travers la forêt blessée par les flèches de l’hiver. Plusieurs fois, la jeune femme vacilla. Elle n’avait plus de souffle, plus de forces. Ses pieds, ses genoux et ses paumes de main étaient en sang. Son visage, livide. Une pluie mêlée de neige s’abattit sur eux alors qu’ils arrivaient sur la piste menant au hameau. Mais au lieu de se diriger vers la maison, Gabriel passa au-dessus et grimpa vers la forêt.
— Où vous m’emmenez ?
Seul le vent lui répondit. Ils continuèrent à monter et longèrent des prairies fantômes où rouillaient de vieux barbelés.
— Arrêtez, s’il vous plaît ! gémit la jeune femme. J’en peux plus…
Il se retourna pour la foudroyer du regard.
— Fallait pas essayer de me baiser. Alors tu fermes ta gueule et tu avances.
Il tira un bon coup sur la corde, elle bascula en avant, mordit la terre humide. Il la remit debout avant de repartir.
Elle continuait de s’écorcher les pieds sur les cailloux, pleurant de douleur. La piste se perdit dans une forêt de pins, la pluie redoubla d’intensité. Le ciel était si bas que la cime des arbres pouvait le toucher. Si plombé, que ce jour maudit ressemblait à la nuit.
Plusieurs fois, elle chuta. Chaque fois, il la releva.
Trempée jusqu’aux os, elle fut secouée par de violentes quintes de toux. Une auréole de sang s’était formée sur son tee-shirt, la blessure s’était rouverte.
— J’y arrive plus ! implora-t-elle.
— Je t’ai dit de fermer ta gueule.
Il l’obligea à bifurquer à gauche et ils s’enfoncèrent dans un sous-bois sombre et humide. Puis soudain, Gabriel s’arrêta. Alors, la jeune femme laissa ses genoux se plier et s’affaissa sur le sol détrempé. C’est là qu’elle vit le trou creusé dans la terre noire.