Les mâchoires d’Izri se contractent. Il la fusille du regard puis quitte la salle de bains. Tama le suit, la pièce à conviction entre les mains. Dans la cuisine, il se prépare un café.
— Alors, ils mettent du rouge à lèvres, tes potes ?
Izri soupire. Sous son crâne, un orchestre de percussions joue plein pot. Cette nuit, il a abusé de tout. Alcool, coke, sexe.
— Tu réponds pas ?
— Me casse pas les couilles, Tama…
— T’as couché avec elle ?
Izri boit son café en la dévisageant. Il ne baisse pas les yeux. Tama sait qu’elle s’engage sur un terrain dangereux. Elle pressent qu’elle devrait se taire. Mais elle veut des aveux, des pardons.
— T’as couché avec elle ?
— Ouais, avoue-t-il enfin.
Les larmes reviennent, Tama les chasse d’un geste de rage. Puis elle lui jette la chemise en pleine figure.
— T’es qu’un connard ! s’écrie-t-elle.
Depuis qu’elle vit avec Izri, le vocabulaire de Tama s’est considérablement enrichi. Le jeune homme reste sidéré une seconde avant de fondre sur elle et de l’empoigner par les épaules.
— Comment tu me parles, putain ?
— T’as pas le droit ! hurle Tama.
— J’ai tous les droits ! rectifie Izri. Alors tu me répètes jamais ça, OK ?
Elle le repousse violemment, recule d’un pas. C’est plus fort qu’elle, plus fort que n’importe quoi. Il faut qu’elle sache jusqu’où il peut aller.
— Fils de pute ! lance-t-elle.
Coup de poing en pleine figure. Tama est projetée en arrière, heurte le mur de la cuisine. Elle essuie le sang qui coule de son nez et continue à le défier du regard. Les coups, elle en a l’habitude. Mais jamais elle n’aurait cru qu’Izri la frapperait.
— Sans moi, t’es rien, rappelle-t-il. Rien du tout ! Alors je baise qui je veux et tu fermes ta gueule, t’as compris ?
Il quitte la cuisine en claquant la porte.
Izri est resté au moins quinze minutes sous la douche. Comme s’il voulait se remettre les idées en place. Mais l’eau chaude n’a pas eu l’effet escompté. Il est toujours aussi tendu, ses mains tremblent.
Il passe un tee-shirt, un pantalon et part à la recherche de Tama. Il l’aperçoit, assise au bout de la terrasse, face à la piscine, sur les marches qui mènent au jardin. Il inspire un bon coup et la rejoint. Il hésite avant de s’asseoir près d’elle et d’allumer une cigarette. Elle a les yeux humides et, déjà, sa pommette gauche porte la marque de son poing. Tama se relève, prête à s’enfuir. Mais Izri la retient par la ceinture de son jean et la rassoit de force.
— Reste là, dit-il.
Elle obéit, peut-être par peur.
— Tu sais, Tama, faut pas me pousser à bout… Faut jamais me pousser à bout. Parce que j’aime pas ce qui vient d’arriver. J’aime pas être obligé de…
Il ne termine pas sa phrase et ferme les yeux lorsqu’il entend Tama sangloter. Il passe un bras autour de ses épaules, l’attire contre lui.
— Pleure pas, s’te plaît…
Mais les sanglots empirent. Le corps de Tama, blotti contre le sien, est en proie à de violentes secousses.
— Je veux pas… que tu me… laisses pour une… autre ! parvient-elle à dire.
— Je m’en fous des autres, murmure Izri. Y a que toi qui comptes, Tama… Que toi, tu comprends ?
Izri caresse son visage tuméfié. Il la serre dans ses bras, elle se calme doucement. Ils restent ainsi pendant de longues minutes. Enfin, Tama a cessé de pleurer.
— Je voulais pas t’insulter. Pardon…
Tama met du fond de teint sur sa pommette pour tenter de dissimuler l’hématome qui s’éternise sur sa peau. Ce n’est pas la première fois qu’elle voit son visage abîmé et ne s’en émeut guère. Mais elle a compris qu’Izri était gêné de voir s’étaler de façon indécente la preuve de sa violence. Alors, c’est pour lui qu’elle se maquille.
Au fond d’elle, Tama sait qu’il recommencera. Qu’il verra d’autres femmes. Mais pour se rassurer, elle se répète ses paroles en boucle : Y a que toi qui comptes, Tama.
Oui, vraiment, il n’y a que ça qui compte.
Elle espère seulement que la prochaine fois, elle saura se montrer plus intelligente, plus indulgente. Elle s’estime heureuse qu’il n’ait pas cogné plus fort. Parce qu’on n’insulte pas son sauveur, son bienfaiteur. L’homme qu’on aime de toutes ses forces et de tout son cœur.
Quelques jours après le coup de poing, Izri lui a offert un cadeau. Un sublime collier avec de vrais diamants. Un bijou si magnifique que Tama se demande à quelle occasion elle pourra le porter. Sans doute lui a-t-il fait ce présent pour se faire pardonner son accès de violence. Pourtant, ce n’était pas nécessaire.
Car Tama lui avait pardonné depuis longtemps.
66
Avec des gestes brusques, il dénoua la corde et libéra ses poignets.
Elle était toujours assise par terre, les yeux braqués sur l’excavation qui allait garder son corps prisonnier pour l’éternité.
— Tu as du cran, dit Gabriel en jetant la corde un peu plus loin. Ouais, tu manques pas de courage, je dois dire…
En la prenant sous les aisselles, il la décolla du sol et la traîna plus près de la tombe. Elle se retrouva à genoux, juste au bord du vide.
— Mais tu n’aurais jamais dû me trahir, continua-t-il.
Elle releva la tête et ils se dévisagèrent en silence de longues minutes. Puis il sortit un couteau de sa poche. Le manche était en bois, la lame rétractable. Il se posta devant elle, la lumière baissa encore d’un cran.
Crever, dans cet endroit sinistre.
Mourir, sans savoir qui l’on est, qui l’on a été.
Mourir, sans savoir pourquoi.
Se faire saigner comme un animal, sans savoir si quelque part, quelqu’un l’attendait.
— Je… Je ne sais même pas comment je m’appelle, murmura-t-elle.
En sondant son regard, elle y vit la douleur, immense. La folie, aussi.
— Vous avez mal à cause de Lana ?
— Qui t’a autorisée à prononcer son nom ? rugit Gabriel.
Il tourna autour d’elle, rapace silencieux. Il s’éloignait, se rapprochait. Puis il se mit à chuchoter des mots qu’elle ne pouvait entendre. S’adressait-il à quelqu’un ? À un fantôme, peut-être. À Lana, sans doute.
Fallait-il lui parler ? Se taire ? Si encore, elle connaissait son prénom…
— J’ai froid, murmura-t-elle.
— Ta gueule !
— J’ai froid, répéta-t-elle. J’ai froid et j’ai mal… Aidez-moi, s’il vous plaît.
Longtemps, il continua à chuchoter dans le vide. Il marchait de long en large, tête baissée. Parfois encore, il scrutait le ciel comme si la réponse à ses questions pouvait s’y trouver.
Elle perçut quelques mots mais ne comprit pas grand-chose. Son bourreau était ravagé par le tourment, le doute. À chaque pas, il s’enfonçait plus avant dans la folie.
Bientôt, elle s’allongea sur le sol glacé, prête à accepter son sort. Le froid la possédait entièrement, elle n’avait plus la force de lutter contre lui. Contre son destin.
L’herbe devint bleue, tout comme l’écorce des arbres.
Bercée par la voix de son assassin, elle ferma les yeux.
67
Izri a rempli la piscine. Assise sur la margelle, les pieds dans l’eau, Tama semble hypnotisée par les jeux sensuels du soleil et de l’eau claire.
Aujourd’hui, il fait si chaud qu’elle rêverait de pouvoir se plonger dans ce bain de fraîcheur. Mais Izri n’a pas eu le temps de lui apprendre à nager.