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À peine rassurée, je continue à fixer la route.

— Pourquoi elle habite dans la cambrousse ?

— Quand il est arrivé en France, mon grand-père a travaillé comme ouvrier forestier pour l’ONF. Ensuite, il est devenu agriculteur et a loué cette ferme. Le proprio a accepté d’y laisser ma grand-mère pour un loyer modique. Elle s’y sent bien.

— Et toi ? Tu t’y sens bien ?

Iz hausse à nouveau les épaules.

— J’y ai passé un peu de temps quand j’étais môme, c’est vraiment la misère. Y a rien, là-bas ! Que des granges, des bouseux et des forêts !

— Mais il y a ta grand-mère et je suis sûre qu’elle sera contente de te voir… Elle sait que je viens ?

— Non. Ça lui fera une surprise. Une belle surprise !

Izri a changé de voiture. Il a acheté un coupé sport Alfa. Un autre bolide, rouge lui aussi. Peu de place dans le coffre, beaucoup de puissance dans le moteur. Elle est très jolie, mais je la trouve trop voyante.

— Faudra que t’apprennes à conduire, me dit soudain Izri.

— Tu crois ?

— Ça pourrait servir. Je vais t’apprendre et ensuite, je te trouverai un permis de conduire.

— Je ne sais pas si je vais y arriver !

— Du moment que tu as des bras, des jambes et un cerveau, ça devrait le faire ! rigole Izri.

— Elle s’appelle comment, ta grand-mère ?

— Wassila.

Je pose ma tête sur son épaule et m’abreuve de paysages inconnus. Il me reste tant à découvrir… De ce monde, je ne connais rien ou presque. Trois ou quatre villages au Maroc, deux aéroports, deux quartiers de Montpellier. Une fois encore, je me rends compte à quel point mon univers est étriqué. À quel point j’ai soif de découvertes.

— Je serai très heureuse de faire la connaissance de Wassila, dis-je. Parce que, moi, je n’ai jamais eu de grand-mère. À part Mme Marguerite…

71

Elle s’était endormie. Elle avait mis du temps à cause de la peur. Mais dorénavant, Gabriel était sûr qu’elle ne tenterait plus de lui échapper.

Quelques heures auparavant, il l’avait forcée à descendre dans sa propre tombe, sans doute la chose la plus effrayante qui soit.

L’après-midi commençait, Gabriel n’avait pourtant pas envie de quitter la chambre. Pas envie de la quitter, elle.

Elle, cette toute jeune femme qui avait oublié son nom. Si la mémoire ne lui revenait pas, il faudrait lui en trouver un. Il ferma les yeux, se laissant dériver entre éveil et sommeil, à la merci de ses souvenirs ou de ses rêves.

Auraient-ils pitié de lui, aujourd’hui ? Après tout, il avait renoncé à tuer l’inconnue pour le moment ; ça méritait bien une récompense.

Il fut téléporté dans une forêt qui ressemblait à la sienne…

… Il est sur le dos de sa fidèle Gaïa, ils avancent lentement. La pluie leur tombe dessus, froide et méchante. Soudain, la jument s’arrête et se cabre. Gabriel parvient à la calmer et aperçoit un énorme trou sur la piste. Il met pied à terre, s’approche. Au fond de la tombe, une forme sous un drap blanc. Il tombe à genoux, pousse un hurlement qui résonne jusqu’aux confins de la forêt…

Gabriel rouvrit les yeux dans un sursaut. Il laissa son cœur se calmer, ses paupières se refermer…

… Il entre dans une maison. Aucun bruit, aucun mouvement.

Il monte à l’étage, l’escalier ne semble pas avoir de fin. Après un nombre incalculable de marches, il débouche dans un couloir obscur. Il ne fait ni nuit ni jour. Juste sombre. Il pousse la première porte et voit un enfant qui dort, serrant un doudou dans ses bras. Un garçon qui doit avoir cinq ans.

Gabriel referme doucement la porte et continue à avancer dans le corridor étroit. Il ouvre la porte suivante et aperçoit une femme dans son lit. Il sort un automatique de la poche de son blouson, visse un silencieux et s’approche. La femme se réveille mais n’a pas le temps de pousser le moindre cri. Gabriel pose une main sur sa bouche, enfonce le canon du pistolet sous son menton. Elle le supplie en silence, mais Gabriel ne cède pas. Il ne cède jamais…

Il se réveilla à nouveau. La vision du petit garçon serrant son doudou contre lui s’éternisait devant ses yeux. Il ne pourrait pas l’oublier. Pourtant, il ne regrettait rien.

C’était le prix à payer. Il le savait, l’avait toujours su.

Il prit un nouveau chemin, se retrouva dans une autre chambre, celle d’une maternité…

… Louise lui sourit malgré la douleur. Elle s’apprête à devenir mère et lui ne réalise pas qu’il va devenir père. Que, du ventre de la femme qu’il aime, va naître son enfant…

Ils n’ont pas souhaité connaître le sexe du futur bébé, ont seulement choisi deux prénoms.

Romain, si c’est un garçon.

Lana, si c’est une fille…

72

Quand nous arrivons chez Wassila, Tama est intimidée. Elle a sans cesse peur de faire mauvaise impression, ignorant sans doute qu’elle ressemble à un ange. Que son sourire peut panser bien des plaies et que la douceur de son regard, toujours un peu triste, est un puissant antidote à la violence du monde.

Nous avons déjeuné en route, dans un restaurant au bord d’un lac et Tama m’a posé des questions sur mon père. Elle n’avait jamais osé m’interroger sur lui. Mais je n’ai pas pu lui répondre. Évoquer mon père m’est impossible, aujourd’hui encore. Dès que je parle de lui, ma gorge se serre, mon ventre se tord, mes mains tremblent. Il n’y a que Tama qui peut savoir à quel point il me hante. Il n’y a qu’elle qui partage mes cauchemars, même si je ne lui en dis rien.

Je lui ai juste répondu que mon père, maintenant, c’était Manu.

Wassila est surprise de voir que je ne suis pas venu seul. C’est la première fois que je lui rends visite en compagnie d’une fille. Elle lui demande son prénom, la prend dans ses bras.

Elle est comme ça, ma grand-mère. Elle a compris au premier coup d’œil que j’aime Tama. Alors, elle l’aimera aussi.

La vieille ferme est de plus en plus délabrée mais Wassila ne la quitterait pour rien au monde. Ici, c’est chez elle. Ici, elle a veillé sur mon grand-père pendant qu’il déclinait lentement. Chaque jour à son chevet, à le soigner, le nourrir, le rassurer. Chaque jour, lui raconter le dehors, les gens, le monde dont il s’éloignait minute après minute.

Chaque jour, lui prouver son amour, sa dévotion.

Pour ça, je l’ai admirée. Et je l’admire toujours.

Après avoir serré Tama dans ses bras, c’est moi qu’elle étreint. Avec une force incroyable. Ses bras ont souvent été mon refuge, mais Tama ne le sait pas.

À neuf ans, alors que nous venions d’arriver à Paris, je me suis sauvé de chez moi. Je n’avais pris qu’un petit sac avec quelques affaires. Je n’avais ni argent ni papiers. Je n’avais rien, à part des blessures profondes et l’envie de mourir.

J’ai fait du stop, j’ai inventé des histoires, bâti des mensonges. Après cinq jours de voyage et un peu de chance, je suis arrivé ici, chez mes grands-parents.

Mon grand-père était déjà fatigué mais tenait encore debout. Il s’appelait Hachim, il était grand et fort. Il parlait peu ; tout était dans ses yeux. Tout ce qu’il avait subi, vécu. Tout ce qu’il avait surmonté. Les humiliations, les trahisons, les brimades. Ses mains et son dos étaient érodés par le travail, son visage ressemblait à une carte en relief menant à un trésor : son regard.

Mes grands-parents m’ont accueilli dans leur maison, sans me faire le moindre sermon. Ils ne m’ont pas posé de questions, non plus. Car ils avaient déjà les réponses. Ils ont soigné mes blessures et m’ont dit que je pouvais rester autant que je le désirais.