— Je suis désolée, mon amour… Comment elle s’appelait ?
Il me dévisage avec plus d’étonnement encore.
— Personne ne pense à poser cette question.
— Même si elle est morte avant de naître, elle doit porter un prénom…
— Anissa. Elle s’appelait Anissa.
Partir a été difficile. Quitter Wassila, surtout. Je ne suis restée auprès d’elle que cinq jours mais j’ai l’impression de la connaître depuis toujours.
Elle a versé une larme, moi aussi.
J’aurais aimé que nous restions ici, Iz et moi. Ici, loin de Sefana, de Mejda, loin de la maison où j’ai tué un homme.
Ici, loin de Manu, loin des braquages.
Ici, loin de mon passé.
Nous sommes rentrés avant-hier, je suis un peu nostalgique.
Izri ne m’a plus reparlé de Tristan et j’évite de prononcer son prénom. Alors qu’Iz n’a pourtant aucune raison d’être jaloux. Mais s’il est jaloux, c’est qu’il m’aime.
Dès hier soir, Greg est venu à la maison. Ils se sont raconté leurs souvenirs d’école, lorsqu’ils étaient en primaire. Ça m’a rendue triste. Parce que moi, je n’ai quasiment pas de souvenirs d’école. Et ma seule amie, je ne la reverrai sans doute jamais.
Au fil de la soirée, j’ai eu la curieuse impression que Greg enviait Izri. Parce qu’il a une belle maison, une belle voiture. Peut-être parce qu’il m’a, moi.
Mais surtout, je crois, parce que Izri a du pouvoir.
La nuit est tombée, je suis dans la chambre en train de lire. Je ferme le bouquin et attrape un gilet dans l’armoire de la chambre. Sous la penderie, j’ouvre une boîte à chaussures et récupère Batoul, ma vieille poupée. Elle m’a suivie jusqu’ici, je n’ai jamais pu m’en séparer. J’entends la porte d’entrée s’ouvrir et remets précipitamment Batoul dans sa cachette. Je rejoins Izri et le serre contre moi. Il ne peut pas savoir combien il me manque, même quand il s’en va une demi-journée. Je vois à son visage qu’il n’est pas dans son assiette, mais renonce à lui poser la moindre question.
— Sers-moi un verre, dit-il en tombant dans le canapé.
Whisky sur glace, comme d’habitude. Je pose le verre sur la table basse et m’assois à côté de lui. On dirait qu’il a mangé quelque chose qu’il n’arrive pas à digérer.
— J’ai une mauvaise nouvelle, Tama…
— Qu’est-ce qui se passe ?
Il vide la moitié de son verre avant de répondre.
— Va falloir que tu sois forte, me dit-il.
Mon cœur se serre douloureusement.
— Tu as des problèmes ?
— Non, Tama. C’est ton père… Il est mort.
Il me faut quelques secondes pour réaliser ce qu’il vient de me dire. Il me prend dans ses bras, je me mets à trembler.
— Mais… Comment tu le sais ?
— J’ai un pote qui est parti un mois au Maroc et je lui avais demandé d’aller voir ton père pour lui donner de tes nouvelles… Il m’a appelé cette après-midi. Je suis désolé, Tama…
— Il est mort quand ?
— Apparemment, ça fait six mois.
J’essuie mes larmes et reste prostrée dans le canapé.
— Finalement, je ne l’ai pas beaucoup connu, dis-je. Et je ne le connaîtrai jamais…
Toute la nuit, j’ai pleuré. Malgré le froid, je suis sortie sur la terrasse et, au travers de mes larmes, j’ai regardé les étoiles.
Je pense que mon père était un homme juste, je pense qu’il a toujours cru faire les bons choix pour moi. Et je l’aimais vraiment.
À l’intérieur de mes entrailles, bouillonne de la lave en fusion.
À cause de Sefana, de Mejda, mon père est mort en pensant que sa fille l’avait trahi. Il est mort en me détestant. Cette idée m’est insupportable. J’ai des envies de vengeance. Des envies sauvages et meurtrières.
Envie que ces deux ordures paient pour ce qu’elles lui ont fait. Pour ce qu’elles nous ont fait.
Mais je sais bien qu’elles ne paieront jamais pour leur crime le plus abominable : avoir rendu mon père malheureux.
D’ailleurs, elles ne paieront pour aucun de leurs crimes.
Et moi, maintenant, je suis orpheline.
73
Mon père s’appelait Azhar. Ouvrier agricole depuis son adolescence, il a été pauvre toute sa vie.
Honnête et pauvre, dirait Izri.
Je crois que mon visage lui rappelait celui de sa chère épouse disparue. Le visage de maman. Je crois qu’il m’aimait sincèrement et qu’il aurait voulu le meilleur pour moi.
Je lui ai pardonné ses erreurs, mais il ne le sait pas. J’ai essayé de lui faire honneur, il ne l’a jamais su. J’ai été obligée de tuer un homme et il ne le saura jamais.
Maintenant, il est trop tard.
Mon père s’appelait Azhar et j’aurais voulu grandir auprès de lui.
Voilà ce que j’ai écrit sur mon cahier.
C’est comme si une porte s’était fermée, quelque part en moi. Un espoir, un avenir, une possibilité… Une vérité.
Je pensais à mon père chaque jour, je continuerai ainsi. Mais il y a en moi beaucoup de colère et un profond sentiment d’injustice. Azhar est parti sans que je puisse rétablir la vérité.
Et ça, c’est irrémédiable. Irréversible.
C’est une plaie qui ne cicatrisera pas.
Vivre avec ça, car je n’ai pas le choix.
Izri rentre pour déjeuner, une pizza dans les mains. Depuis qu’il m’a appris la mauvaise nouvelle, il essaie de passer plus de temps avec moi.
Il me trouve dans le salon, entourée de mes livres. Il regarde le titre de celui que je suis en train de lire et fronce les sourcils.
— C’est quoi ? demande-t-il.
— Un livre sur le deuil, dis-je. L’auteur a écrit ce qu’il a ressenti après avoir perdu son père alors qu’ils étaient fâchés… Il explique comment il s’en est sorti.
Izri ne semble pas convaincu.
— C’est Tristan qui me l’a conseillé. Il a dit que ça pourrait m’aider…
Quand je vois le visage d’Izri, je réalise que je viens de dire une énorme connerie.
Tristan. Un prénom à ne jamais prononcer.
— Tu racontes ta vie au libraire ? me balance Izri.
Il a parlé d’un ton calme, mais, dans ses yeux gris, une tempête s’est levée.
— Je lui ai juste dit que j’avais perdu mon père et…
— Qu’est-ce que tu lui as confié d’autre, à ce cher Tristan ? interroge Izri en allumant une cigarette. Tu lui as dit que tu vivais avec un braqueur ?
— Bien sûr que non !
— Et il connaît notre adresse ?
— Mais non, enfin ! Qu’est-ce que tu racontes ?
Je viens me coller contre lui, l’embrasse.
— Ça me fait plaisir que tu sois là, dis-je. Et jamais je ne te trahirai…
— Vaudrait mieux pas, murmure Izri.
J’ai emprunté la voiture d’un de mes hommes. Une BMW noire aux vitres teintées. Je me suis garé non loin de la librairie tenue par mon ami Tristan.
Mercredi, il est 15 heures ; la librairie vient d’ouvrir, Tama ne devrait plus tarder.
Je baisse la vitre, allume une cigarette. Tristan sort quelques casiers remplis de livres d’occasion qu’il installe devant sa devanture. La première chose que je constate, c’est qu’il n’a pas cinquante ans comme l’a prétendu Tama. Plutôt trente. De taille moyenne, bien plus petit que moi, il n’est pas très baraqué. Les cheveux clairs, un visage agréable.