— J’y vais, dis-je en me levant. Tu as faim ?
— Ouais.
Dans la cuisine, je prépare un plateau avec café, pain grillé, beurre et confiture. Quand je reviens dans notre chambre, je trouve Manu à genoux près du lit, tenant la main d’Izri dans la sienne. Il a des larmes plein les yeux. Dès qu’il me voit, il les chasse d’un geste et me sourit, mal à l’aise. Je dépose le plateau sur le lit et nous prenons notre petit déjeuner dans un silence religieux.
— Tu sais, Tama, me dit soudain Manu, quand j’ai rencontré Iz, il venait d’avoir seize ans. Et j’ai tout de suite senti que ce gosse n’était pas comme les autres…
— Comment il était ? demandé-je.
— Dur et froid comme une pierre. Ça se voyait qu’il avait vécu des choses pas faciles… Mais j’ai senti aussi qu’il était droit. Droit et fiable. Qu’il n’y avait rien de fourbe chez lui… Tu vois ce que je veux dire ?
— Je vois très bien.
— Alors, je l’ai pris sous mon aile, comme on dit. Et je n’ai jamais regretté de l’avoir fait. J’ignore ce qu’il lui est arrivé quand il était môme, mais…
— Darqawi, dis-je.
— Hein ?
— C’est son père. Il le battait tout le temps. Il paraît que c’était le Diable. C’est la grand-mère d’Izri qui me l’a dit…
— Hum… Je savais que ça avait un rapport avec son paternel. Mais maintenant, il est mort, alors…
— Mort ?
— C’est ce qu’Iz m’a dit, répond Manu.
— Il semblerait plutôt qu’il soit parti de la maison et qu’on ne l’ait jamais revu. Personne ne sait où il se trouve et c’est mieux ainsi.
— En tout cas, pour Iz, il est bel et bien mort.
— Et maintenant, son père, c’est toi.
81
Ça fait quatre jours qu’Izri n’a pas bougé du lit. Je reste près de lui constamment et Manu passe nous rendre visite chaque matin. Greg est venu, lui aussi ; il semblait très affecté par ce qui était arrivé à son meilleur ami.
Mon homme souffre mais ne se plaint jamais. Je lui donne à boire, à manger, lui lave le visage et le corps à l’eau tiède. Il n’a rien voulu me dire de ce qu’il lui est arrivé mais je suis certaine qu’il s’est confié à Manu pendant les rares moments où je l’ai laissé sous sa garde. Après tout, peu m’importe qui lui a tiré dessus. Ce qui compte, c’est qu’il l’ait raté.
Manu lui a raconté que c’était grâce à mes intuitions qu’il était encore en vie et Izri a répondu que j’étais son ange gardien.
Aujourd’hui, il est prévu que le médecin revienne et je l’attends, allongée près d’Izri.
— Sans toi, je serais six pieds sous terre…
— Sans toi, je serais six pieds sous terre moi aussi, je réponds.
— Faut pas dire ça, Tama ! Si un jour, je…
Je pose un doigt sur ses lèvres pour l’empêcher de continuer.
— Ce jour n’arrivera pas. Tu entends ? On ne nous séparera pas. Jamais.
Il embrasse ma main, me regarde en souriant.
— Pourquoi tu tiens tellement à moi, hein ? murmure-t-il.
— Parce que je t’aime, évidemment !
— Et… pourquoi tu m’aimes ?
Je réfléchis une seconde avant de répondre.
— Parce que je suis faite pour ça.
C’était un jour de janvier. Le 15, précisément.
J’avais treize ans, j’allais au collège. J’étais heureux que les vacances de Noël soient terminées car j’avais enfin une bonne raison de quitter notre appartement miteux. Une bonne raison de m’éloigner de mon père.
Ce jour-là, à 11 heures du matin, le prof de maths, M. Barmol, m’a accusé d’une faute que je n’avais pas commise. J’ai eu beau lui expliquer qu’il se trompait, il a refusé de me croire. Depuis la rentrée, j’avais bien compris que malgré mes bons résultats, ma gueule ou la couleur de ma peau ne lui revenaient pas.
J’ai fini par l’insulter, il m’a envoyé en permanence. Aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi j’ai traité ce type de sale con. Sans doute pour fanfaronner devant mes potes. Sans doute parce que après avoir morflé pendant toutes les vacances, j’avais les nerfs à fleur de peau. Sans doute parce que j’en avais marre de payer pour des fautes imaginaires.
Peut-être simplement parce que Barmol, c’était vraiment un sale con.
Le soir, quand je suis rentré, ma mère était encore au travail mais mon père m’attendait dans la petite salle à manger. Dès que j’ai pénétré dans l’appartement, j’ai reçu une gifle.
— Le collège a téléphoné. Tu es renvoyé pendant une semaine.
Je n’ai rien répondu. Que pouvais-je dire, de toute façon ?
Darqawi m’a attrapé par le bras et forcé à quitter l’appartement. La peur m’a saisi, aussi fort que la poigne de mon père. J’ai compris qu’il me conduisait en direction des caves de l’immeuble. Avant que nous franchissions la porte menant au sous-sol, j’ai réussi à lui échapper et me suis enfui vers la sortie. Je courais bien plus vite que Darqawi et pouvais le semer sans aucun problème. Mais à peine avais-je un pied dehors que je suis tombé nez à nez avec le concierge de l’immeuble. Il m’a chopé au passage, je me suis débattu.
— Où tu vas comme ça ? Qu’est-ce que t’as encore fait comme connerie ?
— Laisse-moi ! Laisse-moi !
Mon père est arrivé et m’a récupéré. Il a poliment remercié le gardien et m’a ramené à l’intérieur. Il m’a traîné jusqu’à la cave et je n’ai pu réprimer mes hurlements. Mes appels au secours. Mais je savais que personne ou presque ne descendait jamais dans ces entrailles pestilentielles. Il a déverrouillé la porte et m’a poussé si fort que j’ai atterri contre le mur d’en face.
Toute la journée, la colère de mon père avait germé, mûri, grandi. À cet instant, et après ma pitoyable tentative d’évasion, elle était à son apogée.
Je me suis relevé pour lui faire face. Ses yeux étincelaient, ses poings étaient serrés. J’allais recevoir la raclée de ma vie.
Sur l’une des étagères crasseuses, mon père a récupéré une corde. Elle n’était pas là par hasard et j’ai compris qu’il était descendu avant mon retour de l’école pour tout préparer.
Meurtre avec préméditation.
Assassinat.
— Déshabille-toi, a-t-il ordonné.
Désobéir était la dernière chose à faire. J’avais peut-être une chance de survivre à ce face-à-face, mais si je l’énervais plus encore, j’étais mort. J’ai enlevé mon pull, mon jean et me suis retrouvé en caleçon devant lui. Même si c’était mon père, l’humiliation était cuisante.
— Tourne-toi !
Mes yeux cherchaient désespérément une arme dans ce réduit qui puait la moisissure et la poussière. Un bâton, un morceau de verre. Quelque chose pour anéantir ce bourreau qui prétendait être mon géniteur. L’homme qui aurait dû me protéger envers et contre tout.
Darqawi m’a attaché les poignets et les chevilles et m’a saisi par la nuque. J’ai cru qu’il allait me briser les cervicales tellement il serrait fort. Il m’a jeté au sol, je suis tombé à plat ventre. Il a posé un pied sur mon dos, j’ai hurlé à nouveau. Puis il a allumé une cigarette, une de ses saloperies sans filtre qu’il roulait lui-même.
— T’as la chance d’aller à l’école et tu te fais renvoyer ? a-t-il craché de sa voix rauque. Je suis venu ici, dans ce pays de merde, pour que tu aies une vie meilleure que la mienne ! Je me suis bousillé une jambe à l’usine et je vaux plus rien ! J’ai eu une vie de chien et toi, tu fais quoi ? Tu te fais virer de l’école ? T’es qu’une merde et j’ai honte d’être ton père !