— Je le referai plus, papa ! ai-je gémi d’une voix de fillette.
— Ça, c’est sûr ! a prédit Darqawi.
Il s’est accroupi près de moi, a posé le bout incandescent de sa clope en haut de mon dos. Puis dix centimètres plus bas, encore dix centimètres en dessous. Et ainsi de suite, comme s’il traçait une ligne de feu le long de ma colonne vertébrale. Je criais si fort que j’étais sûr que quelqu’un finirait par m’entendre. D’ailleurs mon père a attrapé un vieux morceau de tissu et me l’a fourré dans la bouche.
— Arrête de gueuler comme une fille ! a-t-il ordonné. Tu deviendras donc jamais un homme ?
Il a allumé une autre cigarette et, avec son pied, m’a retourné. Châtiment identique sur le torse et le ventre. Il est même descendu plus bas malgré mes supplications étouffées par le chiffon. Ensuite, il m’a brûlé les cuisses et s’est arrêté à hauteur des genoux. Sans doute parce qu’en cours de sport, j’étais obligé de porter un short et que sa petite séance de torture laisserait des traces indélébiles.
Après, il s’est assis sur un vieux tabouret, a fumé sa cigarette en me regardant pleurer pendant plusieurs minutes.
— Une vie de chien, répétait-il sans cesse. À cause de toi… Si on m’avait pas marié à ta putain de mère, si j’avais pas eu à te nourrir, quelle belle vie j’aurais pu avoir !
À cet instant précis, j’ai compris combien mon père me détestait. J’étais juste un fardeau, un boulet qu’il traînait derrière lui.
J’avais gâché sa vie. Comme il gâchait la mienne.
Il a écrasé sa cigarette sur le sol en terre et m’a remis debout. J’ai prié pour que ce soit terminé, pour qu’il ait eu sa dose. Mais il m’a passé un câble électrique autour du cou, a attaché l’autre extrémité au montant des étagères et a serré jusqu’à ce que mes talons décollent du sol.
Ce salopard était en train de me pendre.
Quand il a eu terminé, seuls mes orteils touchaient encore par terre.
— Tu vas avoir le temps de réfléchir.
Il a éteint la lumière, fermé la porte à double tour. J’ai essayé de poser mes pieds à plat et le câble a comprimé ma trachée au point que l’air n’y passait plus.
J’ai mis plus d’une demi-heure à recracher le chiffon qu’il avait enfoncé dans ma gorge. Mais le câble était si serré que je ne pouvais plus crier ni appeler. Combien de temps mes jambes allaient-elles résister ? Je me suis dit que c’était ma dernière nuit. Ma dernière heure.
J’allais crever seul dans une cave à treize ans.
Au bout d’une heure de ce supplice, j’ai plié les genoux. En finir. Il fallait en finir avec cette vie de chien.
Soudain, la porte s’est ouverte, la lumière s’est allumée ; j’étais en train de perdre connaissance. J’ai deviné une silhouette massive qui approchait de moi. Croyant que c’était Darqawi, j’ai réussi à dire non.
Une main a pris un sécateur pour couper le câble. Je me suis écroulé face contre terre et, ensuite, j’ai plongé dans un trou noir, tellement profond que j’ai eu l’impression de chuter du haut d’une falaise.
Quand je me suis réveillé, j’étais dans un lit, au milieu d’une chambre aux murs verts. J’avais quelque chose de dur autour du cou et je ne pouvais plus bouger.
Une dame en blouse blanche est entrée et m’a dit que j’étais à l’hôpital. Que j’avais une minerve et que j’allais la garder longtemps.
Plus tard, j’ai appris que ma mère m’avait cherché en rentrant du travail. Qu’elle était passée voir le gardien de l’immeuble et qu’après sa visite, celui-ci avait eu l’idée d’aller jeter un œil dans notre cave. Il était arrivé juste à temps, m’avait libéré avant d’appeler les secours et la police. Pendant que le Samu me conduisait à l’hôpital, les flics conduisaient mes parents au commissariat. Ma mère a été libérée au bout de vingt-quatre heures, mon père placé en détention à la maison d’arrêt.
J’ai été condamné à quinze jours d’hôpital. Darqawi à six mois de prison.
Manu a posté des hommes du clan devant chez eux. Ils sont toujours deux, se relayant jour et nuit. Ils restent dehors dans leur voiture, ne rentrant que pour boire un café ou manger ce que Tama leur prépare. Elle les sait armés jusqu’aux dents, mais ça ne l’impressionne pas plus que ça, d’autant qu’ils se montrent polis et courtois.
C’est là qu’elle réalise à quel point Izri est respecté.
Manu lui a expliqué que tant qu’il n’avait pas retrouvé celui qui avait tenté d’abattre son homme, ils resteraient là.
Izri a quitté le lit hier pour la première fois. Tama l’a aidé à prendre une douche avant de refaire son pansement. Il est encore assez faible mais le médecin jure qu’il est sorti d’affaire.
Tama apporte un café à leurs gardes du corps. Il est presque minuit et elle n’a pas envie qu’ils s’endorment dans leur voiture ! Puis elle rejoint Izri dans la chambre.
— Comment tu te sens, mon amour ?
— Ça va. Je pense que demain, je pourrai me lever. Manu vient d’appeler… Il a chopé le salopard qui a voulu me fumer.
Tama frissonne en imaginant cet homme entre les mains de Manu. Malgré ce qu’il a fait, elle ne peut s’empêcher de ressentir de la pitié pour lui.
— C’est qui ?
— Un concurrent, élude Izri. Il comptait se débarrasser de moi et de Manu pour mettre la main sur certaines de nos affaires… Manu me le garde au chaud.
— Tu es sûr de vouloir faire ça ? murmure Tama.
Iz tourne la tête vers elle, la réponse se lit en lettres noires au fond de ses yeux.
— Si je veux que personne n’ose recommencer, il le faut, dit-il simplement.
— Est-ce que tu vas… ?
Izri fait mine de se trancher la gorge, Tama frissonne à nouveau. Elle a tendance à oublier que l’homme qu’elle aime passionnément est un criminel. Mais la vie se charge de le lui rappeler avec toute la brutalité dont elle sait faire preuve. Izri pose une main sur son épaule, caresse doucement son bras.
— Viens plus près, murmure-t-il.
Tama ne bouge pas. Elle a l’impression que la dépouille glacée du concurrent est étendue entre eux. Alors, c’est Izri qui s’approche. Le mouvement réveille sa douleur, il gémit.
— T’es pas en état. Ce ne serait pas raisonnable.
— T’inquiète pas pour ça…
Il embrasse son visage, son cou, descend jusque sur ses seins puis son ventre. Aussitôt, elle fond de plaisir. Pourquoi est-elle incapable de lui résister ? De lui dire non ?
Quelques secondes plus tard, elle oublie les questions, elle oublie même le concurrent. Elle ne pense plus qu’à lui, qu’à eux. Qu’à cette passion qui les consume lentement, jour après jour.
Cette passion qui un jour, elle le sait, les brûlera vifs.
Plus tard dans la nuit, Tama est brutalement arrachée à son rêve. Ce sont les gémissements d’Izri qui viennent de la réveiller. Elle allume la lampe de chevet et découvre ses mains crispées sur les draps auxquels il s’accroche éperdument.
Sa bouche entrouverte laisse échapper son désespoir, sa peur.
Ses yeux fermés, un flot de larmes brûlantes.
Tama pose une main sur son bras et lui parle doucement.
— Iz, mon amour… Calme-toi…
Il sursaute en poussant un cri.
— Tu faisais un cauchemar, dit-elle. C’est fini, maintenant…