Il essuie son visage et quitte la chambre. Au lieu de se rendormir, Tama décide de le rejoindre. Elle enfile un gilet et le retrouve dehors, sur la terrasse. Elle pose son front au milieu de son dos.
— On n’oublie jamais, hein ?
— Non, répond-il. Jamais…
J’ai porté la minerve pendant près de deux mois, mais une semaine après ma sortie de l’hôpital, je retournais au collège. Ironie de la vie, le jour de ma reprise, mon premier cours était avec Barmol.
Pendant une heure, je l’ai fixé sans discontinuer. Barmol n’était pas spécialement courageux et plus les minutes passaient, plus il transpirait. Quand la sonnerie s’est déclenchée, j’ai pris tout mon temps pour ranger mes affaires. Nous nous sommes retrouvés seuls et je me suis planté devant lui. J’ai approché mon visage tuméfié du sien.
— Bien essayé, lui ai-je murmuré. Mais tu as raté ton coup, sale con. Parce que je ne suis pas encore mort.
Puis j’ai quitté la classe et je n’ai pas été inquiété pour mes propos. Barmol est allé pleurer dans les jupes du principal, mais ce dernier étant désormais au courant de ce qui m’était arrivé, je n’avais plus grand-chose à craindre.
Darqawi est sorti de taule au bout de quatre mois avec l’interdiction formelle de s’approcher de moi. Ne pouvant pas revenir vivre dans notre appartement, il a trouvé une place dans un foyer à deux kilomètres de notre immeuble.
Pendant longtemps, je ne l’ai pas revu. Je vivais seul avec ma mère qui a commencé à se confier. J’ai ainsi appris qu’ils ne s’étaient pas choisis l’un l’autre. C’était une décision de leurs familles respectives.
Je n’étais pas le fruit de l’amour, seulement le résultat d’un mariage arrangé.
Mes parents ne s’étaient jamais aimés, tout juste supportés pendant les premières années de leur vie commune. Détestés les années suivantes.
Mejda m’a juré qu’elle ne regrettait pas ma venue au monde, que j’étais sa seule source de joie.
Je n’ai pas réussi à la croire.
J’avais du mal à croire en quoi que ce soit. En qui ce soit.
À de nombreuses reprises, elle a tenté de justifier sa lâcheté en prétendant avoir été terrorisée par Darqawi. Mais je ne lui ai pas pardonné et je crois que je n’y parviendrai jamais.
Et quand j’ai vu ce qu’elle avait fait subir à Tama, j’ai compris qu’elle n’était pas l’ennemie de Darqawi, seulement sa complice silencieuse.
Aujourd’hui, j’ai Tama. J’ai la chance de connaître l’amour, le vrai. J’ai la chance de partager mes jours et mes nuits avec une femme dont le corps a envie du mien. Une femme qui serait capable de mourir pour moi.
Un bonheur que ni Darqawi ni Mejda n’ont pu connaître.
82
Assise contre un mur, elle est terrifiée.
Assise contre un mur, elle fixe la porte qui lui fait face.
Cette porte qui ne va pas tarder à céder pour laisser entrer le monstre. Mi-homme, mi-animal, il l’a poursuivie des heures durant. Elle a couru jusqu’à en perdre haleine, traversant des bois, des landes, des rivières et des déserts. Mais chaque fois, elle est revenue au point de départ.
Cette chambre.
La bête donne des coups de plus en plus violents dans la porte, poussant des cris de rage.
Bientôt, elle se jettera sur elle. Bientôt, elle plantera ses crocs énormes dans sa chair…
Elle se redressa brusquement, le souffle court. Ses yeux paniqués balayèrent le décor. La chambre, la lampe, le plafond en lambris.
Cette chambre, cette porte…
Ce monstre.
Le bruit des coups… Eux, étaient bien réels.
Elle s’approcha de la fenêtre et vit de la lumière dans la petite maison qui jouxtait celle où elle était enfermée depuis des jours. Elle aperçut son geôlier armé d’une sorte de masse, en train de casser un mur. Elle ouvrit la fenêtre, fut saisie par le froid cinglant.
Saisie par les cris qu’il poussait.
Des cris de détresse, de colère. Des cris de douleur. Atroces.
Bouche bée, elle le regarda détruire ce qui l’entourait avec une rage effrayante. Puis il tomba à genoux dans la poussière et prit son visage entre ses mains.
En le voyant pleurer, la jeune femme se fêla de la tête aux pieds. En cet instant, et sans qu’elle sache vraiment pourquoi, la souffrance de cet homme devenait la sienne.
83
Izri va mieux, sa blessure n’est plus qu’une cicatrice. Une de plus. Mais ses cicatrices ne me dérangent pas, au contraire. Chaque brûlure de cigarette, chaque estafilade, chaque plaie mal recousue lui confère un charme supplémentaire. C’est comme si sa peau était le témoin de sa souffrance, de son courage. Quand je le regarde, je peux lire son histoire en suivant chacune de ces marques.
Je n’ai plus entendu parler du concurrent qui a failli me l’enlever. Je sais simplement qu’il est mort de la main d’Izri. Dans le journal, j’ai lu qu’ils avaient trouvé le corps d’un homme connu des services de police dans un terrain vague. Que cet homme, un certain Santiago, avait été abattu de deux balles dans la poitrine, une autre dans l’œil.
Ce matin, j’ai laissé Iz dormir et suis partie faire quelques courses.
Je descends du bus, les bras chargés de sacs et passe par l’endroit où j’ai trouvé Iz dans sa voiture. Il y a encore quelques éclats de verre de la lunette dans le petit caniveau et je remercie je ne sais quel dieu de m’avoir permis de le trouver à temps.
Cinq minutes plus tard, j’arrive dans notre rue et m’arrête net. Au bout de l’impasse, deux voitures garées devant notre portail.
Deux voitures avec des gyrophares sur le toit.
Je cesse de respirer, pétrifiée sur le trottoir. Puis je vois Izri sortir, poignets menottés dans le dos, encadré par deux hommes en civil portant un brassard rouge. Il tourne la tête et m’aperçoit à son tour. Nous nous dévisageons quelques secondes avec tout le désespoir du monde.
— Iz ! hurlé-je.
— Sauve-toi, Tama ! Sauve-toi !
Les flics tournent la tête vers moi, ils marquent un temps d’hésitation.
— Sauve-toi, Tama !
Je lâche mes sacs et me mets à courir. Quand je me retourne, je vois que l’un des policiers s’est lancé à ma poursuite. Alors, j’accélère encore.
— Stop ! Arrêtez-vous !
Je ne l’écoute pas. Je n’écoute que la voix d’Izri.
Sauve-toi, Tama.
Dans le bus qui me conduit vers la maison de Manu, je suis sidérée.
Broyée, dévastée.
Anéantie.
Un métal en fusion coule dans mes veines, mon cœur se consume.
Ils me l’ont pris.
Je l’ai perdu. Je suis perdue.
Je ne sais pas vraiment comment j’ai réussi à semer ce flic, j’ai eu beaucoup de chance. Il devait manquer d’entraînement et a sûrement pensé que je ne valais pas la peine qu’il fasse une crise cardiaque. Malgré tout, je ne cesse de scruter la rue, les trottoirs. Les voitures qui suivent le bus.
Je suis en cavale.
Après une demi-heure et grâce à l’aide du chauffeur, je me retrouve à cent mètres de la maison où vit Manu.
Vertige, larmes. On pourrait croire que je suis ivre.
Devant chez Manu, la silhouette massive du Dodge, portières ouvertes. Une autre voiture est garée à côté et un homme dépose dans le coffre une unité centrale avant de retourner à l’intérieur.