Je comprends que ce difficile signifie impossible. Je comprends que je risque de ne plus jamais voir l’homme que j’aime.
— Izri m’a chargé de vous dire qu’il pensait à vous et que vous deviez être forte, conclut-il. Grégory, il vous demande de bien veiller sur elle. Voilà, je vous tiens au courant. Et sachez que je vais faire tout mon possible pour le sortir de là.
Il serre la main de Greg et s’éclipse. Je suis inerte sur le canapé, comme si on venait de me lancer contre un mur en béton. Puis, soudain, l’émotion me submerge et je me noie dans un nouveau bain de larmes.
Je ne peux plus respirer, je ne veux plus vivre.
Greg me prend dans ses bras. Ce contact me dégoûte, mais je n’ai pas la force de le repousser et le laisse m’attirer contre lui.
Foudroyée, mais encore vivante.
Bien avant Izri, me voilà condamnée à perpétuité.
86
Assise dans la cuisine, elle dévisageait Gabriel sans un mot.
Pourquoi tu ne nous laisses pas tranquilles, nom de Dieu ?
Ce nous prouvait qu’il était fou.
Fou furieux, parfois.
Fou de douleur, toujours.
— Gabriel ?… Parlez-moi d’elle. Celle que je ne pourrai jamais remplacer…
Il alluma une cigarette. À une heure aussi matinale, ça lui donna la nausée, mais elle n’osa protester.
— Et pourquoi je te parlerais d’elle ?
— Ça pourrait peut-être vous faire du bien, argua-t-elle en finissant son café.
Il eut un sourire cynique, cruel. Presque méprisant.
— Je te trouve bien présomptueuse. Qui es-tu pour me comprendre ?
— Je ne suis personne, murmura-t-elle. Je n’ai même pas de nom…
— Ce n’est pas parce que tu l’as oublié que tu n’en as pas. Tout le monde porte un nom.
— Vous m’avez sauvé la vie, alors j’aimerais vous aider, reprit-elle.
Il soupira, agacé ou mal à l’aise.
— Je ne t’ai rien sauvé du tout. Je t’ai juste foutue dans un lit, sous une couverture.
— Vous auriez pu m’enterrer vivante.
— Tu me prends pour qui ? Je t’aurais achevée avant, tu peux en être sûre !
Conversation surréaliste pour émailler un petit déjeuner.
Conversation avec un tueur. Un cinglé, un psychopathe.
— Parler fait toujours du bien, s’entêta la jeune femme.
— Parler ne sert à rien, trancha Gabriel en quittant la table. Je dois aller m’occuper de mes chevaux. Tu retournes dans la chambre.
Rester cloîtrée, encore. Alors que le ciel était limpide ce matin.
— Je peux vous accompagner ? J’aimerais bien les voir…
— Tu les as déjà vus quand tu t’es réfugiée dans mon écurie.
— Je ne m’en souviens plus.
Elle le fixait sans relâche.
— Tu prépares un coup tordu, c’est ça ? balança-t-il. Tu penses pouvoir te barrer ?
— Non, j’ai juste envie de prendre l’air. J’en ai assez d’être enfermée dans cette chambre !
— Fallait pas venir m’emmerder chez moi. Et puis, ne te plains pas, tu devrais être morte à l’heure qu’il est !
— Je préférerais être morte qu’enfermée.
Il approcha son visage du sien, lui adressa un sourire terrible.
— Ne me tente pas…
— Allez-y, Gabriel, tuez-moi ! le défia-t-elle en se mettant debout.
Elle écarta les bras, ferma les yeux.
— Alors ? Vous attendez quoi ?
Elle rouvrit les yeux, le bravant du regard. Adossé au bar de la cuisine, il souriait.
— Tu veux que je te raconte ?
— Me raconter quoi ?
— Depuis que tu es ici à te prélasser dans ma chambre, j’ai buté deux personnes. La première, c’était une femme. Je lui ai planté une lame dans le foie et ensuite, je lui ai tranché la gorge.
Gabriel saisit un couteau, s’approcha de la jeune femme qui tentait de garder son calme. Il positionna la lame sur son cou, le froid de l’acier la glaça jusqu’aux os.
— Je lui ai ouvert la gorge d’un bout à l’autre et elle s’est vidée de son sang à mes pieds, chuchota-t-il.
— Pourquoi vous me dites tout ça ? bredouilla son invitée.
— Tu voulais parler, non ?… Le second, c’était un type… Lui, je l’ai attaché sur son plumard et je lui ai serré un collier en cuir autour du cou. C’était du cuir mouillé. Et tu sais ce que fait le cuir en séchant ?
Elle déglutit bruyamment.
— Il se rétracte, dit Gabriel. C’est une mort lente et terriblement douloureuse… Ça lui a pris des heures pour crever. Il me suppliait du regard, parce que je l’avais bâillonné. Il me suppliait, mais je l’ai laissé souffrir sans bouger le petit doigt…
Elle fit un pas en arrière, soudain beaucoup moins fière.
— Il pouvait de moins en moins respirer jusqu’à ce qu’il s’étouffe. Son visage est devenu mauve, il a gonflé. Ses yeux se sont révulsés, il s’est pissé dessus. Et puis il est mort. Tu veux que je te raconte les précédents ?
— Non…
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu n’as plus envie de parler ?
Il avait toujours le couteau à la main, elle fit discrètement un nouveau pas en arrière.
— La précédente victime était un homme.
— Arrêtez ! murmura la jeune femme.
— Lui, il habitait un endroit isolé, un peu comme ici, tu vois ? Alors, j’ai pu le laisser crier et appeler à l’aide.
— Arrêtez…
— Et ça m’a plu de l’écouter appeler au secours pendant de longues minutes, sans que personne ne l’entende… Tu veux savoir comment je l’ai tué ?
— Non… Arrêtez…
— Il jouait au golf. Ça te donne un indice… Allez, fais-moi plaisir, jeune fille, devine comment je l’ai buté !
— Arrêtez, putain !
— À coups de club de golf, bien sûr ! D’abord les genoux, pour qu’il ne puisse plus m’échapper. Pour qu’il rampe devant moi… Et ensuite, sa tête. Jusqu’à ce qu’elle explose. Tu sais, il faut faire preuve d’imagination pour ce genre de boulot ! Jamais la même arme, jamais le même mode opératoire, histoire de brouiller les pistes et d’énerver la justice !
Les omoplates de la jeune femme touchèrent le mur. Elle ne pouvait plus reculer pour s’éloigner du monstre qui lui faisait face.
— Je veux aller dans ma chambre, murmura-t-elle.
Satisfait, il esquissa un sourire.
— À la bonne heure ! Mais je te rappelle que ce n’est pas ta chambre. Parce que ici, c’est chez moi, tu te souviens ?
— Je ne risque pas de l’oublier…
— Parfait.
Elle se glissa bien vite entre le mur et l’assassin et se hâta de rejoindre sa cellule de luxe. Il la regarda encore un instant avant de verrouiller la porte. Elle s’assit sur le lit et attrapa la couverture pour se réchauffer. Un froid mortel s’était emparé d’elle.
La Bible racontait n’importe quoi.
Gabriel avait bel et bien rejoint Lucifer.
87
Deux semaines que je vis chez Greg. Ou plutôt que je survis.
Sans cesse, je me répète les paroles d’Izri. Il veut que je sois forte.
Mais des forces, je n’en ai plus.
Je vivais pour lui, je souriais pour lui, je respirais pour lui.
J’aurais pu mourir pour lui.
Je vais mourir sans lui.
Ce matin, comme tous les matins, je m’occupe de l’intérieur de Greg. Je lui ai dit qu’il pouvait congédier sa femme de ménage, que je prenais sa place. Je lui dois bien ça en échange de son hospitalité.