Je devrais m’en réjouir, mais ça m’a fait l’effet d’une douche froide. Pour me rassurer, je me dis qu’elle ne veut sans doute pas s’épancher devant un mec qu’elle connaît à peine.
Depuis longtemps déjà, j’avais confié à Greg cette mission : prendre soin de Tama si Manu et moi atterrissions en taule. Lui trouver un logement, lui donner de quoi vivre.
Un retour d’ascenseur, en somme. Car Greg, je l’ai sorti de la merde. J’ai remboursé ses dettes de jeu, l’ai fait entrer dans notre cercle, contre l’avis de Manu. Comme Greg a le courage d’un lapin de garenne, je lui ai filé la gestion d’une ou deux affaires légales. Hors de question qu’il monte avec nous sur des braquages, il en est incapable. Ses couilles doivent avoir la taille de celles d’un hamster, mais il est intelligent et s’est bien débrouillé avec l’entreprise dont je lui ai confié les rênes. À chacun son boulot, après tout…
Hier, je lui ai demandé de trouver un appart pour Tama. Je lui ai dit que ce n’était pas bon qu’elle s’éternise chez lui, parce qu’il avait sa vie et qu’elle n’avait rien à y faire. Il m’a répondu qu’elle ne le dérangeait pas, mais a promis de faire le nécessaire au plus vite.
Avant qu’il parte, je l’ai chargé de dire à Tama que je pensais à elle chaque jour, chaque minute. Que je pensais à elle, et à rien d’autre. En réponse, il m’a dit que Tama m’embrassait.
Rien de plus.
— C’est sympa de venir, dit Izri en allumant une clope.
— C’est normal, mon frère, répond Greg.
— Comment va Tama ?
— Très bien. Enfin, elle a l’air, en tout cas. Mais je ne la vois pas beaucoup, tu sais…
— Comment ça ? s’inquiète Izri.
— Ben, je travaille et puis elle s’absente beaucoup.
— Et elle va où ? interroge Izri d’une voix crispée.
Greg hausse les épaules.
— J’en sais rien, mon vieux ! Elle fait ce qu’elle veut… Et j’évite de lui poser trop de questions parce que ça a tendance à l’énerver. C’est qu’elle a un sacré caractère, cette petite !
Izri soupire et écrase sa clope sur le sol.
— Tu as bien une idée de ce qu’elle fait de ses journées, non ?
— T’as l’air inquiet… T’as pas confiance en elle, ou quoi ?
Izri est mal à l’aise de montrer ses failles.
— Si, mais…
— Tu veux que je la piste, c’est ça ?
— J’aimerais savoir ce qu’elle fait et où elle va, confirme Izri. Tu peux faire ça pour moi ?
— Je peux. J’aime pas, mais je peux.
— Merci, Greg.
— Je crois que tu te montes la tête, mon frère, ajoute Greg. Peut-être qu’elle voit simplement des copines ou qu’elle fait les boutiques !
— Elle n’a pas de copines.
— Bon, je vais essayer de la garder à l’œil. Et je te tiendrai au courant s’il y a quoi que ce soit. Mais je pense qu’elle est clean et que tu te fais du mal pour rien… Elle t’a déjà trompé ?
Izri ne répond pas immédiatement.
— Non. Mais quelques connards lui ont tourné autour et si j’étais pas intervenu… Elle est jeune et influençable. Et puis elle ne passe pas inaperçue.
— Ça, c’est vrai ! acquiesce Greg. J’ai remarqué que tous les mecs se retournent sur son passage.
— Peut-être que ce n’est pas si pressé pour l’appart, poursuit Izri. Peut-être que tu devrais la garder un peu près de toi…
Greg soupire.
— OK, mon vieux. Mais pas sûr qu’elle apprécie. Parce qu’elle a envie d’indépendance, je crois.
— Elle fera ce que tu lui diras de faire, assène Izri. Je ne veux pas prendre de risques, compris ?
— Reçu cinq sur cinq. Tu as un message pour elle ?
— Toujours le même, répond Izri. Dis-lui que je l’aime et que je pense à elle tout le temps… Et elle, elle t’a demandé de me faire passer un message ?
Greg hésite un instant et Izri sent son cœur se fendre un peu plus.
— Bien sûr, prétend-il enfin d’un air embarrassé. Elle m’a dit de t’embrasser.
Couloir sans fin, voix, insultes, cris et désespoirs étouffés par les portes d’acier.
Derrière moi, les serrures claquent, les unes après les autres. J’entre dans ma cellule et considère un instant le taré avec qui je partage mes neuf mètres carrés. Il est en train de fixer le mur comme s’il allait s’ouvrir pour lui indiquer le chemin de la sortie. Je soupire et m’affale sur mon lit.
Depuis que j’ai quitté le parloir, je sens une boule grossir dans mon ventre. Qu’est-ce que Tama peut bien faire de ses journées ? Pourquoi s’absente-t-elle aussi souvent ? A-t-elle retrouvé la trace de Tristan ?
Je serre les poings en me maudissant de ne pas avoir achevé ce bâtard de libraire. L’instant d’après, j’essaie de me raisonner. Tama m’a sauvé la vie à deux reprises. M’a dit tout son amour, tant de fois. Elle ne peut pas m’oublier si vite. Me tromper si vite.
Mais alors, où va-t-elle ?
J’ai envie de prendre mon codétenu comme punching-ball pour défouler mon angoisse. Mais plus je regarde ce pauvre type, plus il me fait pitié.
Pour me calmer les nerfs, j’allume une cigarette et regarde longuement la petite photo de Tama que Tarmoni m’a apportée. Je réalise alors la place qu’elle a prise dans ma vie. Je ne me serais jamais cru capable d’aimer ainsi. J’ignore si c’est une force ou une faiblesse. En tout cas, ce n’est pas un choix.
Et si Tama me trahit, je crois que je serai capable de tout.
Même de mourir de chagrin.
89
La jeune femme contemplait le livre encore et encore. La couverture lui rappelait quelque chose, mais impossible d’en déchiffrer le titre. Elle l’ouvrit et tourna les pages.
Ces pages qui ne voulaient rien dire.
Ces mots qui n’avaient aucun sens.
Si elle avait su lire un jour, elle avait oublié. Elle referma le livre d’un geste plein de rage et prit sa tête entre ses mains.
Comment pouvait-elle se souvenir de la couverture d’un bouquin et ne pas se remémorer son propre nom ? Le cerveau était décidément un organe bien mystérieux.
Elle s’approcha de la fenêtre et aperçut Gabriel qui brossait l’un de ses chevaux, un magnifique animal. Il lui caressa l’encolure, lui confia quelques mots qu’elle ne pouvait entendre.
Il savait se montrer délicat, tendre. Était pourtant capable de fracasser le crâne d’un type à coups de club de golf ou encore d’égorger une femme.
Cet homme était une énigme. Était-ce la mort de Lana qui l’avait rendu fou ou l’était-il déjà avant ? Vu qu’il refusait d’évoquer le sujet, elle en était réduite à échafauder de vaines hypothèses.
Avait-il toujours été un tueur, un assassin ? L’était-il devenu après le décès de sa fille ? La voyait-il encore dans ses délires ?
Pourquoi tu ne nous laisses pas tranquilles ?
Peut-être se parlaient-ils encore.
Ne tue pas cette jeune femme, papa, s’il te plaît ?
Car en l’épargnant, elle avait l’impression qu’il ne faisait qu’obéir à un ordre.
Oui, le cerveau était décidément un organe bien mystérieux.
Gabriel sortit le second cheval et l’attacha à côté du premier. Il l’étrilla, le bouchonna, lui cura les sabots.
Soudain, il leva la tête et leurs regards se croisèrent. Il disparut, revint au bout de quelques minutes avec deux selles sur les bras. Il prépara les chevaux et la jeune femme se demanda s’il allait les monter l’un après l’autre. Gabriel quitta à nouveau son champ de vision et, un instant plus tard, la porte de sa chambre s’ouvrit. Surprise, elle fit volte-face.