Et je n’ai qu’une envie. Cesser de lui résister.
Réfugiée au fond du placard, je grelotte sur le sol. Je n’ai rien pour me couvrir et le froid m’attaque de toutes parts, plantant ses crocs acérés dans ma chair tendre.
Ce réduit doit faire deux ou trois mètres carrés. De chaque côté, des étagères qui croulent sous les cartons. Comme l’interrupteur est à l’extérieur, je reste dans l’obscurité. Au-dessus de la porte, il y a une petite imposte et lorsque Greg allume le couloir, une maigre lueur s’invite dans ma cellule.
Les coups portés par ce salopard me font souffrir le martyre.
Ils me font bien plus mal que ceux portés par Izri.
Je rêve de pouvoir me laver, débarrasser mon corps de son empreinte, de son odeur ignoble que je sens partout sur moi.
Je suis sale, je suis brisée. Je pense à Izri sans relâche avec le stupide espoir qu’il peut m’entendre.
Pourtant, il faut que je tienne. Pour lui, pour nous.
Il faut que je trouve le moyen de m’enfuir et de parler à Iz. Il faut qu’il sache la vérité car ce mensonge pourrait le tuer.
Plus les heures passent, plus je m’enfonce dans les ténèbres.
Izri, mon amour, je sais que je ne dois pas abandonner. Je sais que je n’ai pas le droit. Mais j’ignore si je pourrai résister très longtemps…
Quand mes paupières s’ouvrent, le jour s’est levé quelque part.
Je n’ai pas dormi, seulement plongé dans le coma. Et je suis étonnée de respirer, de vivre encore.
La douleur me cloue sur le sol, je me mets à claquer des dents.
Je crois que c’est le froid qui m’a sortie du puits sans fond où je m’étais abîmée. Lorsque j’essaie de me redresser, des pics à glace s’enfoncent dans mes chairs meurtries. Tout me fait mal, en ce matin gris. Chaque tendon, chaque muscle, chaque ligament est une souffrance. Chaque centimètre de peau est une brûlure, chaque respiration, une épreuve.
Mais depuis longtemps maintenant, je sais que vivre est une épreuve.
J’ai l’impression d’un cauchemar que j’aurais fait cent fois, mille fois. L’impression que ça ne s’arrêtera jamais. Quelle divinité ai-je pu offenser pour mériter un tel châtiment ?
Je regarde mes mains écorchées et me demande combien de temps encore mon corps résistera.
Je regarde le sang séché sur mes jambes et me demande combien de temps mon esprit mettra à basculer dans la folie.
Et surtout, ce matin, je me demande si la mort ne serait pas plus douce que la vie.
La vie loin d’Izri.
91
Elle s’habituait à Gaïa, aussi douce que Gabriel l’avait promis.
Depuis qu’ils avaient quitté la maison, il n’avait pas prononcé vingt mots, mais ça ne la dérangeait pas. Ce silence, ces paysages grandioses, cette nature sauvage, parfois inquiétante, tout cela lui redonnait l’envie de vivre.
L’envie de se souvenir, d’affronter son passé, aussi terrifiant soit-il.
Ils étaient sortis de la forêt, étaient passés non loin de sa tombe.
Était-elle en sursis ? Finirait-elle dans ce trou immonde ?
Apprivoiser l’homme qui chevauchait près d’elle. Le persuader qu’elle devait vivre, qu’elle ne représentait aucun danger pour lui.
Après avoir traversé un plateau balayé par les vents, ils étaient redescendus par un étroit chemin qui bordait un vertigineux ravin.
Ici, tout était rude et beau.
Tout était vrai.
Elle aurait aimé que ce décor magnifique lui rappelle quelque chose. Qu’il réveille un souvenir, suscite une émotion. Elle ignorait ce qu’elle avait fui, qui l’avait blessée ou enfermée, mais elle n’avait pas pu atterrir ici par hasard. En traçant la route jusqu’à cet endroit perdu, elle avait forcément suivi un but.
— Vous avez bien dit que j’avais eu un accident de voiture ? fit-elle soudain.
— Exact.
— Et qu’avez-vous fait de ma voiture ?
— Je l’ai mise dans l’un de mes garages, révéla Gabriel.
— Je pourrais la voir ? Elle me rappellera peut-être un souvenir… C’est quoi ?
— Une Audi, un gros modèle. Pas une voiture de gonzesse en tout cas !
— Ah… Mais avec l’immatriculation…
— Tu crois que je t’ai attendue ? coupa Gabriel. L’immatriculation ne correspond à rien.
— C’est bizarre…
— En effet. Aucun département n’est indiqué sur la plaque. Tu viens de nulle part !
— Je ne sais pas d’où je viens, je ne sais pas où je vais, je ne sais pas qui je suis… Et je ne sais pas qui vous êtes.
— La vie n’est qu’une série de questions… Espérons que la mort sera une série de réponses.
Drôle de philosophie.
— Tu as envie qu’on accélère un peu ? proposa-t-il soudain.
— Euh… Je préfère pas, non ! bafouilla-t-elle.
— Quand on conduit une Audi RS, on n’a pas peur de galoper sur un cheval !
— Mais…
— Accroche-toi au pommeau. C’est parti !
Il glissa un mot à l’oreille de Maya, qui s’élança sur la piste large et plate. Gaïa fit de même et la jeune femme tenta de surmonter son appréhension.
Au bout de trois minutes, les chevaux reprirent leur rythme de croisière et Gabriel se retourna pour vérifier que son invitée était toujours en selle.
— Alors ?
— J’ai eu la trouille, mais c’était génial ! reconnut-elle.
— J’étais sûr que tu aimerais ça ! sourit Gabriel.
92
— Salut, chérie, dit Greg en ouvrant la porte du placard.
10 heures du matin, il vient de se lever.
— Tu attends quoi pour aller préparer mon petit déj ?
Tama passe devant lui, tête haute. Il la talonne jusqu’à la cuisine, s’assoit sur une chaise et la regarde s’affairer.
Ça fait trois jours que Greg a tombé son masque de gentil garçon. Trois jours que Tama n’a pas dormi. Trois nuits qu’il abuse d’elle. Ils en portent tous les deux les traces. Il a le visage griffé, une nouvelle trace de morsure sur la main et même un œil au beurre noir.
Mais au jeu truqué de celui qui souffrira le plus, Tama est la grande perdante.
— Finalement, c’est cool d’avoir une esclave ! dit-il en s’étirant. J’aurais dû y penser avant.
Tama aimerait être sourde. Ou morte. Elle prépare le café de son tortionnaire, ses céréales, son lait chaud. Si seulement il pouvait s’étrangler avec…
Trois jours qu’elle n’a pas mangé. Histoire que ses forces s’amenuisent.
Tama enchaîne les gestes quotidiens, tel un robot sans âme.
Cette âme en perdition.
— J’ai dormi comme un bébé ! Et toi ?
Elle pose la tasse devant lui, si fort que la moitié du café se répand sur la table.
— Oh, on dirait que Bobonne est de mauvais poil aujourd’hui !
Il attaque son petit déjeuner, tandis qu’elle lance le lave-vaisselle.
— Allume la radio, ordonne-t-il.
Elle s’exécute et Greg se met à chanter d’une voix atrocement fausse. Normal : tout est faux, chez lui. Pendant qu’il massacre « I’m Going Slightly Mad », Tama récupère un couteau qu’elle a oublié de ranger dans le lave-vaisselle.
Elle l’a déjà fait. A déjà assassiné un homme avec la même arme. Aucune raison de ne pas recommencer aujourd’hui.
Elle se retourne, se jette sur lui dans un élan silencieux. Greg fait un mouvement pour esquiver, l’acier déchire le bras qu’il érige en protection. Il hurle, tombe de sa chaise. Alors que Tama essaie de lui planter le couteau dans le ventre, il lui fait un croc-en-jambe. Elle perd l’équilibre, chute sur le corps de son ennemi.