Hier, il m’a fait mal, terriblement mal. Des heures à me torturer pour m’apprendre l’obéissance. Il a fallu que je courbe l’échine, que je promette, que je jure, que je supplie. Sinon, je crois qu’il m’aurait tuée. Et même si la mort serait plus douce que ce que j’endure ici, je dois penser à toi.
À toi et à rien d’autre.
Ce matin, il m’a laissée sortir du placard un petit quart d’heure pour que j’aille aux toilettes et que je prenne une douche. Je ne me suis pas reconnue dans le miroir, tellement mon visage est abîmé. Il m’a observée sans relâche et je sais que je n’aurai plus aucun moment d’intimité. Vu que j’ai essayé de le planter et que j’ai presque réussi à le tuer, il n’est pas près de baisser sa garde.
Ensuite, il est parti travailler et je suis à nouveau cloîtrée dans le débarras. Je décide de fouiller les cartons posés sur les étagères. Malgré la pénombre, malgré la douleur qui me harcèle, je dois trouver un moyen de sortir d’ici. Comment éliminer ce psychopathe.
Dans le premier carton que j’ouvre, de vieux vêtements. Même s’il appartient à mon tortionnaire, je récupère un pull qui me tiendra chaud pour les nuits à venir. Pendant une bonne partie de la journée, je visite chaque carton.
Des cahiers scolaires qui m’apprennent que Grégory était un cancre. Des photos grâce auxquelles je comprends qu’il a été élevé par sa mère. Sur aucune d’entre elles, je n’ai vu un homme qui pourrait être son père. Est-il mort ? A-t-il quitté la maison ?
Rien à foutre, après tout.
De vieilles consoles de jeux, des bocaux en verre, des journaux, des factures…
Rien qui ressemble à une arme, aucun objet me permettant de forcer la serrure.
Greg est moins con qu’il n’en a l’air.
Épuisée, je me fabrique un matelas de fortune avec ses vieilles fringues. Si je ne profite pas des moments où il est absent pour dormir, je vais devenir folle. Alors, je tente de me frayer un chemin vers le sommeil. Mais entre les cauchemars et les angoisses, la route s’annonce semée d’embûches.
Je suis sûr qu’il va s’ouvrir les veines…
Je serre la main de l’avocat et m’assois en face de lui.
— Bonjour, Izri. Tu tiens le coup ?
— Pourquoi, j’ai le choix ?
— Non, bien sûr… Je… J’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer.
Il se racle la gorge, je retiens ma respiration.
— Greg m’a appelé hier soir… Tama a disparu.
Mes mâchoires se contractent si fort que mes dents grincent.
— Il la cherche partout mais pour le moment, il ne l’a pas retrouvée…
Je ne dis rien. J’essaie juste d’encaisser la droite que je viens de recevoir en pleine gueule.
— Je suis désolé, Izri, ajoute Tarmoni.
Lui et moi, on se connaît depuis des années. C’est mon avocat, presque mon ami. Alors je sais qu’il est vraiment désolé.
— Il faut que je sorte, murmuré-je. Il faut que je sorte tout de suite.
— Izri, comme je te l’ai dit, j’ai déposé une demande de remise en liberté auprès du juge. Étant donné qu’il n’a pas répondu dans les délais, j’ai saisi la chambre de l’instruction. Ils ne détiennent aucune preuve formelle contre toi, on ne sait jamais, ça pourrait…
Je tape du poing sur la table, il sursaute.
— Conneries ! Il faut que je sorte d’ici tout de suite. Va voir Hamed.
— Iz, si tu t’évades, tu vas avoir tous les flics du pays au cul…
— Va voir Hamed, répété-je sans hausser la voix. S’il nous arrache de là, je lui file cinq cent mille.
— Il voudra plus, murmure Tarmoni.
— Cinq cent mille pour moi, la même chose pour Manu.
Tarmoni soupire.
— Tu ne les as pas.
— Je les trouverai.
— Tu devrais attendre la réponse à ma demande de remise en liberté. Et la fin de l’instruction, me dit-il. Rien n’est joué d’avance…
— Ah ouais ? Moi je te dis qu’ils vont creuser et trouver de quoi me foutre au trou jusqu’à la fin de ma vie.
L’avocat baisse les yeux.
— Je ne comprends pas pour Tama, dit-il. Ça n’a pas de sens…
J’aligne quelques pas dans la pièce minuscule. Envie de casser les murs à coups de poing.
— Il y a quelques jours, je l’ai eue au téléphone et elle voulait t’écrire une lettre. Quand je lui ai dit qu’elle serait lue par les matons, elle m’a supplié de te la faire passer…
— Peut-être voulait-elle m’annoncer qu’elle me quittait, dis-je.
Cette simple phrase vient de m’écorcher le palais.
— Ce n’est pas mon sentiment, Izri, reprend Tarmoni. À chaque fois que je l’ai vue, elle semblait perdue sans toi.
— Il faut croire qu’elle a trouvé un nouveau guide. Contacte Hamed. Fais-lui part de ma proposition… Et dis à Greg que s’il ne la retrouve pas, je le lui ferai payer cher…
Deux heures après le parloir, je rejoins Manu dans la cour. Dès qu’il croise mon regard, il comprend.
Il m’offre une cigarette, s’assoit à côté de moi.
— Raconte, dit-il.
— Tama s’est tirée. Elle a disparu.
Manu me dévisage.
— Et tu en conclus quoi ?
— Qu’elle est allée retrouver l’autre salopard… Putain, j’aurais dû le finir quand j’en avais l’occasion !
— On ne sait pas où elle est, ni même pourquoi elle est partie, répond Manu. Peut-être qu’elle a eu un problème avec Greg.
Je secoue la tête.
— Iz, je te le répète, cette fille t’aime. Comme jamais personne ne t’a aimé. Alors ne la juge pas avant d’avoir entendu sa version.
— J’ai demandé à Tarmoni d’aller voir Hamed.
— Hein ? Tu aurais pu m’en parler, non ?
— Faut qu’on s’arrache d’ici, putain !
— Hamed n’est pas fiable… Bordel ! Tu deviens fou ou quoi ?
Il n’est pas nécessaire que je lui réponde. Oui, je deviens fou. Oui, je m’ouvrirais bien la tête contre les murs pour en expulser la douleur assassine.
— Si elle est avec lui, je le tue… Je les tue tous les deux.
Manu me toise avec des yeux étincelants de colère. Puis il se lève et s’éloigne de moi.
Décidément, cette saloperie de taule m’aura tout pris.
Darqawi s’est montré patient. Il a attendu que les choses se tassent, que les plaies cicatrisent.
Le jour de mes quinze ans, il a débarqué à la maison.
J’avais grandi, pris des forces. Pourtant, il m’impressionnait toujours autant.
Le soir de mon anniversaire, il a décrété qu’il ne retournerait pas dans son foyer de merde. Qu’il avait été banni trop longtemps.
Joyeux anniversaire, mon fils. En guise de cadeau, le retour de ton bourreau de père, avec l’assentiment de ta mère.
Je me suis dit qu’il avait peut-être changé, qu’il avait eu le temps de réfléchir. D’ailleurs, les premières semaines, c’est ce qui m’a semblé. On vivait côte à côte, tels deux étrangers. On s’adressait peu de paroles, peu de regards.
La peur est revenue, insidieuse et sournoise. Mais elle n’était jamais vraiment partie, quand j’y songe. Je l’avais juste refoulée au fond de moi et elle attendait son heure pour resurgir.
Un jour, ma mère était absente et je m’apprêtais à rejoindre des potes en bas de l’immeuble. Juste avant que je quitte l’appartement, Darqawi m’a demandé d’aller lui acheter du vin.