Je me pris la tête dans les mains. « Quelle bande d'allumés, bon sang ! »
Les phrases continuaient à défiler devant moi sur l'écran couleur. Des allusions à la douleur extrême, au plaisir de la chair, à la volonté de répandre le vice. Nous devions aller plus loin, il le fallait. Dans ce labyrinthe de pseudonymes, évoluait à l'évidence le tueur, bien protégé dans l'anonymat induit par Internet.
Une étincelle, deux silex que l'on frotte, illumina mon esprit.
« On peut mettre la main sur le responsable du site ! »
Le visage de Serpetti ne s'alluma pas pour autant. Idée pas si géniale, semblait-il.
« Peu probable. Le site est hébergé chez Wirenet, un fournisseur d'accès gratuit. N'importe qui peut y construire un site en restant parfaitement anonyme. Il suffit de créer un compte. Rien de plus simple. Bien entendu, ils exigent des informations comme ton nom, prénom ou adresse, mais rien ne t'empêche de rentrer des coordonnées bidons.
— Envoie l'info au SEFTI, demande-leur quand même de vérifier.
— Déjà fait… J'ai même transféré des fichiers au format texte qui contiennent tous leurs dialogues depuis deux jours. En fouillant, ils dénicheront peut-être des indices. Tu sais, je n'ai pas le flair du policier.
— Non, tu as celui d'un chien de chasse. Tu m'as fait avancer d'un grand bond.
— Que vas-tu faire à présent ?
— Essayer de retrouver ces fanatiques. Le tueur doit en faire partie. Tu as des noms d'endroits SM qu'ils pourraient fréquenter ?
— Oui. J'ai pas mal cherché. Il y a le Black-Dungeon, le Bar-Bar et le Pleasure & Pain, certainement le plus hard de tous. Tu ne comptes pas fourrer les pieds là-dedans, quand même ?
— Pas le choix. On ne doit pas perdre leur trace. Tout laisse présager que le tueur risque de recommencer, très bientôt. »
Je me levai et lui emboîtai le pas dans l'escalier. « Comment va ton frère, Thomas ? »
Il me répondit sans se retourner, voûté sous les lattis inclinés de la descente d'escalier.
« Mal. Il n'a pas supporté l'arrivée de Yennia dans son monde. Il la prend pour une conspiratrice des Russes, ceux qui veulent lui voler ses formules secrètes. Le fait qu'elle soit d'origine slave n'arrange pas les choses… Ma tante a dû prendre le relais et s'en occuper, mais elle ne tient plus le coup. Nous avons dû signer des formulaires pour une demande d'internement… Franck, pourquoi une telle injustice existe-t-elle ? Sur quels critères Dieu s'appuie-t-Il pour infliger la souffrance à tel ou tel être jusqu'à la fin de ses jours, hein, dis-moi ?
— Je n'en sais rien, Thomas, je n'en sais fichtre rien… »
Nous parlions de schizophrénie, prêts à attaquer les pizzas, lorsque mon cellulaire nous dérangea.
« Salut mon ami… Je ne te dérange pas, j'espère ? »
Résonance de copeaux d'acier, étouffements de sciure de bois. Tonalités métalliques, écaillées, distordues par l'électronique. Le tueur me contactait ! Je décollai du fauteuil et, au travers de mon chahut de gestes désordonnés, Serpetti comprit et m'amena une feuille de papier ainsi qu'un stylo. Je déchiffrai l'ergot de la terreur dans son regard.
« Tu vas m'écouter bien sagement, fils de pute, parce que je ne recommencerai pas.
— Qu'est…
— Tu sais que tu as gâché plus d'un mois de travail ? Je t'attendais à l'abattoir, mais pas si tôt… Je suis allé loin, avec la fille, très loin. L'exploration s'est avérée longue et fastidieuse, mais tellement enrichissante. Tu veux le détail ?
— Pourquoi faites-vous ça ? »
Voix de petite fille à présent. « Sache que ma bouche se mêlait à la sienne, ses lèvres craquaient comme des cerises trop mûres, à l'opposé de ses seins qui gonflaient d'infection, tendres, charnus de féminité. Elle m'a avoué qu'elle m'aimait, tu te rends compte ? Je me suis offert à elle comme elle s'est offerte à moi. Nos âmes ont communié au travers du trait de sa douleur. Oh ! Je l'aime, je l'aime, je l'aime… »
Je notai le plus de choses possibles dans les moments de silence, des idées en vrac. L'envie de hurler me brûlait la langue.
« Crois-moi, la fille ne naîtra pas, parce que je l'ai retrouvée. L'étincelle ne volera pas et je nous sauverai, tous. Je corrigerai leurs fautes… » Un déclic, à l'autre bout de la ligne. La voix changea, encore et encore. « Je n'ai pas trop apprécié ton intrusion sans invitation. J'ai été poli avec toi et je pensais que tu en ferais tout autant. N'oublie pas, n'oublie jamais que je reste celui qui t'a épargné ! Tu me dois beaucoup à présent… » Voix de vieille dame. « Je relève ton défi. Tu veux jouer, on va jouer. Attends-toi au pire…
— Où voulez-vous en venir ? »
Sons caverneux, bande défilant au ralenti. « Tu impliques du monde dans notre affaire. Des gens innocents, que tu mets en danger presque intentionnellement, semble-t-il. Je devine tout, je vois tout, je suis ton ombre. Quelqu'un va payer, ton meilleur allié, maintenant !
— Arrêtez ! Non ! »
Déclic cru. Panique franche. Un magma sous ma chair.
« Bordel, il a raccroché ! » Je lâchai le téléphone, serrai, lâchai, comme si je tenais une braise.
Pouce enfoncé sur la touche de rappel automatique. Numéro masqué. Appel impossible, non mémorisé. Je criai : « Cet enfoiré va peut-être tuer quelqu'un ! Il faut que j'appelle ! Si seulement elle pouvait avoir le téléphone, bon sang ! »
Je reconnus la voix du lieutenant Crombez, de garde à la brigade criminelle.
« Commissaire Sharko ?
— Envoie une équipe immédiatement chez ma voisine, chez Élisabeth Williams et ici, chez Thomas Serpetti ! Qu'on appelle Williams ! Vérifiez que tout va bien ! Le tueur rôde dans les parages ! Où est Sibersky ?
— Parti il y a une demi-heure !
— Appelle-le sur son portable et dis-lui de me rejoindre chez moi le plus tôt possible ! »
Thomas m'agrippa l'épaule. « Mais qu'est-ce qui se passe ?
— Désolé, Thomas ! Je dois partir ! Enferme-toi ! Une voiture de surveillance va arriver. Il va falloir que tu lâches l'affaire. Ça devient trop dangereux.
— Mais explique-moi donc, Franck ! Je ne… »
Il ne finissait pas sa phrase que la porte d'entrée battait déjà. Les tracés funestes de la mort s'ouvraient devant moi, là-bas, telles deux rangées de flambeaux dans la marmite orangée de la capitale.
Ma berline arrachait l'asphalte, dévorait les lignes de signalisation.
Je calai le cellulaire sur son support et composai en catastrophe le numéro de Rémi Foulon, le patron de l'Office Central pour la Disparition Inquiétante de Personnes.
« Rémi, Shark à l'appareil ! J'ai besoin d'un service ! »
L'OCDIP avait ses entrées dans tous les fichiers privés, en particulier ceux chargés d'enregistrer les appels entrant et sortant d'un téléphone portable, quel qu'il soit. Rémi Foulon m'envoya, d'une voix à la dureté du diamant : « Il est tard, Shark. J'allais partir. Abrège, s'il te plaît !
— C'est d'une importance capitale ! Le tueur que je traque m'a appelé ! »
Silence à l'autre bout de la ligne.
« Envoie ton numéro ! » finit par cracher la voix.
Je lui transmis mon numéro de portable.