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— Ne pose pas de questions, il vaut mieux… »

Sorti de chez Fripette, j'eus l'impression d'être mentalement sali. J'allais devoir me prêter à des actes qui me répugnaient, entrer dans un monde parallèle de créatures étranges, à la face humaine mais aux pensées démoniaques. Des centaures bouillonnant de fantasmes, des maîtres d'ouvrage capables de transformer l'homme en objet par le biais du cuir et du latex, dans des pièces sombres, enterrées dans des sous-sols purulents de déchéance.

Comme la fleur a besoin de la fraîcheur secrète de la terre pour accumuler la force qui éclatera à la lumière du jour, les membres de BDSM4Y se nourrissaient de la substance de leurs victimes pour s'épanouir, pour ressentir leur espèce de gloire sur la vie, sur la douleur, sur Dieu. Je ne réussissais pas à leur donner un visage. Qui étaient-ils ? Comment imaginer des avocats, des professeurs, des ingénieurs, des défenseurs de principes, mêlés par le biais du vice à la décadence, aux bas-fonds de la morale, brassant le mal jusqu'à en récolter les fondements nourriciers ?

En plongeant dans la marmite du Diable, j'espérais quelque chose. Je ne savais pas quoi exactement. Peut-être sentir la présence de l'Homme sans visage, cette étrange sensation qui m'avait ébranlé quand j'étais à sa merci au fin fond de l'abattoir.

Par le biais d'Internet, de cette Toile merveilleuse aux yeux de l'ignorant, de l'utilisateur lambda, j'allais m'immerger dans les milieux les plus sordides du Paris nocturne.

*

Opéra de Paris, au dôme lustré par les pluies, le bronze doré de ses statues érigé vers un ciel de mercure. Élisabeth Williams s'était réfugiée sous l'une des arcades de la façade, à proximité de quelques touristes japonais regroupés entre les colonnes monolithiques. Je traversai en oblique l'avenue de l'Opéra, l'imperméable levé au-dessus de ma tête, les épaules serrées. La nuée écarlate des feux-stop des automobiles trouait la grisaille comme des signaux de détresse, dans un fracas de coups de klaxon.

Élisabeth parla la première. « Je vous ai donné rendez-vous ici en espérant que nous pourrions discuter dans ce magnifique monument, mais je n'ai pas pris garde aux travaux de restauration. Une belle erreur, parce qu'à présent, nous voici tous deux piégés dans un étau de pluie !

— Vous êtes parée pour un sprint d'une centaine de mètres ? Il y a un pub sur le côté. »

Je haussai les épaules. « Désolé, mais je n'ai pas de parapluie.

— Moi non plus », répliqua-t-elle avec un sourire. « La pluie m'a eue par surprise. »

Nous battîmes l'asphalte du boulevard Haussmann à pas pressés, serrés sous mon imperméable-parapluie. Les passants s'étaient amassés sous les enseignes, les tonnelles ou au bord des terrasses, visages levés vers un ciel résolument noir. Une fois installés à l'intérieur du Pub Louis XVI, je nous commandai deux chocolats chauds.

« Thornton ne vous colle pas trop aux baskets ? » m'enquis-je alors qu'elle se secouait les cheveux.

« Il faut bien faire avec… Je n'ai pas trop l'habitude que l'on remette en question mes capacités. De ce côté, les gendarmes sont bien plus disciplinés que vous, les policiers. »

Elle me glissa sous les yeux une photocopie couleur, sortie d'une pochette à élastiques. « Ça vous dit quelque chose ? »

Le cliché représentait un buste de sainte. Des étoffes souples et glissantes se tordaient dans leur abondance sur l'arc de sa tête jusqu'au vallon de ses épaules. Le mouvement violent de torsion imprimé à l'ovale du visage rendait une aura de souffrance indescriptible qui allait bien au-delà de la simple photographie. La bouche ouverte implorait, les yeux adressaient une supplique agonisante au ciel. Les entailles creusées par le temps et l'usure fendaient le visage sculptural de chaque côté des joues.

« Où avez-vous trouvé ça ? On dirait… l'expression infligée au visage de Martine Prieur ! Les étoffes sur la tête, les yeux levés au ciel, les entailles joignant les lèvres aux tempes ! C'est… C'est identique !

— Exactement. Mon théologien, Paul Fournier, a déniché des pistes très intéressantes. Les propos, la manière d'agir du tueur, sont axés autour du thème de la douleur, au sens réel du terme, mais aussi au sens religieux, comme je le pensais. La photo du phare fouetté par la mer en furie qu'il a accrochée chez Prieur, ce cliché de fermier envoyé par courrier électronique, représentent des symboles profonds de souffrance à connotation biblique. Connaissez-vous le Livre de Job ?

— Pas plus que ça.

— Il a été rédigé avant ceux de Moïse. Job y raconte l'histoire d'un homme mis à l'épreuve par Dieu, en sept points principaux axés sur des concepts de souffrance, de Bien et de Mal. Dans certaines épîtres, nous sommes les fermiers de Dieu. Nous ne pouvons être glorifiés aux yeux du Seigneur qu'en subissant l'épreuve, le fermier représente celui que la longévité et la rudesse de l'épreuve n'altèrent pas, un symbole de courage ; il endure la souffrance en silence.

— Et le phare ?

— Prenez un phare en pleine mer. Par une nuit calme, pouvons-nous affirmer que l'édifice est ferme ? Non. Par contre, si la tempête se déchaîne sur lui, alors nous saurons s'il tient bon. L'épreuve reflète la nature profonde des choses, c'est le miroir de la personnalité ! »

Elle me présenta la lettre rédigée par l'assassin, ponctuée de notes désordonnées, et poursuivit d'un ton neutre.

« Regardez, les phrases soulignées sont extraites en partie du Livre de Job, à laquelle l'auteur a ajouté sa petite touche personnelle. Le tueur parle d'armures abîmées, de ce soldat qui subit les épreuves sans ciller, de ce dieu qui essuie les larmes. Citations du Livre, presque mot pour mot. »

Je me serrai la tête entre les mains. « Vous allez me prendre pour un attardé, mais je ne vois pas bien ce que le tueur cherche à prouver.

— J'y viens. Selon les écrits de Job, l'expérience de la douleur n'est pas une fin en soi, mais une étape qui rapproche de Dieu. La souffrance, sous une forme ou une autre, est la destinée de tous ceux qui veulent mener une vie pieuse et doivent s'absoudre de leurs péchés. En ce sens, le pardon de Dieu s'obtient par l'épreuve, et l'épreuve uniquement. Assurément, ces femmes torturées ont péché. »

À présent, la pluie violentait les vitres de la brasserie avec caractère. Des gens se tassaient devant l'entrée, d'autres s'engouffraient dans la bouche de métro Opéra ou cavalaient en direction des Galeries Lafayette.

Élisabeth me questionna. « Avez-vous un moyen quelconque de dépister les personnes qui empruntent tel ou tel ouvrage dans les bibliothèques ? Un fichier centralisé, comme celui du FBI ?

— Non, non, bien sûr que non. En matière de tueurs en série et de centralisation de fichiers, nous avons un retard phénoménal sur l'Amérique. Et on ne peut pas dire que ce type d'assassins coure les rues en France.

— Nous en avons pourtant un sérieux sur les bras », répliqua-t-elle.

« En effet… Mais rien ne nous empêche de nous passer d'un fichier central et d'écumer une à une les bibliothèques, de vérifier quel abonné a emprunté le livre recherché…

— Cela risque de prendre du temps, mais vous allez devoir vous y coller… »

Je bus une gorgée de chocolat. « Comment donc êtes-vous remontée jusqu'à la photographie de cette sculpture ?