— Je me suis rendue à la bibliothèque François Mitterrand dans la matinée. J'ai toujours pensé que la scène était empreinte d'un caractère religieux. La tête tranchée dans ses froissures d'étoffes, ce regard implorant le ciel, la pièce dans sa bouche. Je me suis donc penchée sur les représentations célèbres de la souffrance dans l'art pictural et sculptural, le tout sur fond de religion. Je suis assez vite tombée sur Juan de Juni, un sculpteur du XVIe siècle. Il évoque clairement que la douleur, l'affliction et la souffrance sont les seuls chemins ouvrant les voies divines. Pour transmettre ses sentiments, il utilise un mouvement puissant de torsion qui secoue ses figures et dénonce l'angoisse suprême. Ce que vous avez sous les yeux représente le buste de sœur Clémence, une œuvre longtemps interdite, très peu connue. »
Elle se laissa un instant distraire par une altercation qui explosait devant le café. Une histoire de coup de parapluie…
« À l'aube du XVe siècle, Madeleine Clémence, fuyant son village, s'est réfugiée dans les ordres religieux pour expier ses péchés, notamment l'adultère. Elle a totalement changé de vie, espérant ainsi adoucir sur son sort le regard de Dieu, être protégée de ses dénonciateurs potentiels. Au Moyen Âge, la répression des crimes par le pouvoir laïc est légitime, surtout pour les cas d'adultères qui peuvent conduire à la peine de mort. Cinq années plus tard, on captura sœur Clémence dans un couvent. Sous les ordres de l'inquisiteur d'Avignon, elle fut torturée à mort pour donner l'exemple. Un modèle de discipline véhiculé dans de nombreux écrits de l'époque… »
La pécheresse reconvertie en bonne sœur. Martine Prieur, aux cheveux couleur aile de corbeau, à l'allure macabre, transformée en fille au style clinquant, menant une vie tranquille, oubliée. Pouvait-il y avoir un quelconque rapport ? Sur le frontispice de mon esprit tambourinaient maladivement deux mots, toujours les mêmes, Jeckyll, Hyde… La lumière, les ténèbres. « Quel est le rôle du tueur si vos constatations sont avérées ? Agit-il comme un envoyé de Dieu ? Un justicier, un censeur ?
— Les tueurs qui accomplissent leur office au nom de Dieu prolifèrent aux États-Unis. Ils se disent poussés par des voix célestes. Cependant, très peu prennent la peine de maquiller leur crime de cette façon. Soit ils le déclarent ouvertement, par exemple en l'écrivant sur les murs avec le sang de leur victime ; soit ils le revendiquent lorsqu'ils se font appréhender. Ici, tout se joue dans la subtilité.
— Si on peut parler de subtilité…
— Je suis persuadée que vous m'avez comprise. Rappelez-vous le cadre du phare ou cette photo du fermier. Ces indices recelaient une double signification ; l'une religieuse, l'autre purement factuelle. Il fait preuve d'une intelligence troublante. Cependant la partie des fantasmes, cette volonté d'appliquer la douleur, non pas dans le but de punir mais dans celui de prendre son pied, domine chaque fois qu'il martyrise ses victimes.
— Pour quelle raison ?
— Mais… parce qu'il les filme, il divulgue ses sentiments par ses lettres, ou ce coup de fil que vous avez reçu. Là, il exulte.
— Justement, que pensez-vous de cet appel téléphonique ?
— Vous avez noté, entre autres : Crois-moi, la fille ne naîtra pas, parce que je l'ai retrouvée. L'étincelle ne volera pas et je nous sauverai, tous. Je corrigerai leurs fautes… Vous avez une idée de la signification de cette phrase ?
— Absolument pas. On aurait dit, malgré la voix truquée, qu'il divaguait complètement. Ce pan de monologue n'a rien à voir avec ce qu'il a dit avant, ni après. Je ne sais pas, ça tombait comme un cheveu sur la soupe… Vous avez pu découvrir quelque chose, vous ?
— Non, le sens de cet avertissement demeure malheureusement trop flou. Mais, lorsqu'il dit parce que je l'ai retrouvée, je pense qu'il parle plutôt de la mère. Il a peut-être retrouvé une future mère. Auquel cas cette femme doit se trouver en danger…
— Mais comment savoir, bon sang ! » Je bouillais intérieurement. « Dites-moi, avec la deuxième fille, celle de l'abattoir, où voulait-il aller ? Cette façon dont il l'a positionnée a-t-elle un équivalent religieux, genre sculpture ou peinture ? »
Son attention se focalisa soudain sur un éclair qui craquela le plafond du ciel. Ses lèvres se mirent à remuer, faiblement mais distinctement. Elle comptait, les secondes s'égrenaient sur le rebord de sa bouche.
« Mais qu'est-ce que vous faites ? » questionnai-je en posant ma tasse dans sa soucoupe.
Sans détourner son regard de la vitre, elle agita une main qui m'invitait à me taire. Quand l'éternuement de Zeus ébranla le ciel, elle se tourna à nouveau vers moi et s'interrogea. « Obtiendrai-je un jour la réponse ?
— À quoi donc ? Vous semblez perplexe ! »
Elle se colla un doigt sur la tempe, comme pour focaliser les ondes.
« Depuis toute petite, chaque fois que je vois le premier éclair d'un orage, je compte pour savoir à quelle distance Forage se situe. Et, chaque fois, irrémédiablement, je tombe sur sept. Jamais six ni huit, mais sept. C'est systématique… »
Le velours de sa voix charriait de l'intensité, de la franche émotion. Je l'imaginais, petite, penchée à sa fenêtre, mesurant mentalement la distance la séparant de l'orage. Et à tomber irrémédiablement sur ce nombre, sept… « Peut-être provoquez-vous inconsciemment ce phénomène ? Sans vous en rendre compte, vous rallongez ou raccourcissez les secondes pour arriver à sept…
— Peut-être bien, peut-être bien… »
Ses yeux l'emmenèrent ailleurs. Je nous replongeai dans le vif du sujet. « À votre avis, où voulait-il aller avec la deuxième victime, celle de l'abattoir ?
— Difficile à dire, son travail ayant été interrompu. Mais, encore une fois, on peut déceler un certain symbolisme. Les échardes représentent des symboles souvent cités dans la Bible. Elles matérialisent la souffrance du croyant. » Elle chassa ses cheveux légèrement mouillés vers l'arrière.
« Les victimes, comme je l'ai déjà signalé, n'offrent pas de points communs particuliers en ce qui concerne leur physique. Ce rapport doit se cacher ailleurs, certainement dans le passé de ces femmes. À l'évidence, Prieur a cherché à dissimuler un terrible secret, tout comme sœur Clémence avec son adultère. L'assassin agit alors comme un messager, un juge ou un bourreau, il est celui qui punit mais aussi celui qui absout ses victimes. Il les lave de leurs péchés en les soumettant au calice de douleur absolue. Rappelez-vous l'état de propreté des corps et surtout, le fait qu'il ne les viole pas ; je crois que, dans les tous derniers instants, il les respecte… » Elle fit courir sa main sur la table, comme une caresse. « Puis, il y a la deuxième personnalité, celle qui prend du plaisir dans l'acte, celle qui torture pour matérialiser ses fantasmes, celle qui filme pour les prolonger. Cette face-là de l'être est certainement la plus noire, la plus sadique. Je soupçonne que nous avons affaire à, non pas un, mais bien deux meurtriers en série, unis dans le même corps sous l'égide d'une terrible intelligence ! »
Un coup de tonnerre fit trembler les vitres. Les nuages cavalaient dans le ciel et le filet de l'obscurité s'abattit sur la capitale comme une gigantesque tache de pétrole.
« Nous sommes coincés ici un bon bout de temps ! » lançai-je en m'accoudant à la table. « Il tombe des briques ! »
Elle ne releva pas. Je sentais une onde froide en elle, une puissance crue qui lui durcissait le sang… J'imaginais le tueur tel un dragon à deux têtes, une Hydre de l'Heine écumant des rouleaux de feu, vomissant les charognes digérées de ses précédents repas. Je me souvins de cette force qui m'avait tiré dans l'abattoir, qui avait exécuté son châtiment dans les cris, la rage, tout en m'épargnant.