Je voyais la femme en face de moi distante, ailleurs, et je songeai à Suzanne. Des phrases, des mots féminins résonnèrent dans ma tête, comme des coups de feu. Ma femme vivait, quelque part, j'en étais persuadé. Une autre partie de moi aurait préféré qu'elle fut morte, au chaud et à l'abri dans l'éclat des étoiles… À présent, sans comprendre pourquoi, j'apercevais des marécages nauséabonds, des canaux tortueux de pourriture et de saletés, je la devinais, là, au milieu de cet enfer d'eau et de mort. Pourquoi ?
« Vous souhaitez me parler de votre femme ? » devina Élisabeth en entrecroisant ses doigts sous son menton. Ses joues avaient recouvré la couleur de la vie. Avait-elle fouillé dans mes pensées inconsciemment ? Possédait-elle réellement un don, comme l'affirmait Doudou Camélia ?
Nous discutâmes de Suzanne longtemps, très longtemps. Je me vidai de tout ce qui me pesait sur le cœur, comme quand on crache une bonne toux. L'orage s'épuisa, la pluie cessa, le calme d'un souffle apaisé balaya le café tel un petit vent tiède. Je me sentis bien, soulagé, rassuré aussi. Nous avions parlé comme deux vieux amis… Nous nous quittâmes dans le ronflement lointain de l'orage passé ; elle, du côté du Louvre, moi, du côté de la place Vendôme…
Monsieur Clément Lanoo, le professeur d'anatomie de la faculté de médecine de Créteil, dégageait une impression de puissance, de maîtrise absolue. Ses mains assurées lançaient des doigts habiles, démonstratifs, qui couraient sur les planches anatomiques pour en absorber la consistance et les retransmettre à un public captivé. Je m'installai au fond de l'amphithéâtre, attirant sur moi quelques regards de futurs médecins et deux ou trois chuchotements.
Lorsque sortirent les étudiants, je m'avançai vers le pupitre. L'homme déchaussa ses lunettes et les rangea dans un porte-lunettes en velours.
« Puis-je vous aider ? » s'enquit-il en enfournant ses fiches dans une pochette noire en cuir.
« Commissaire Sharko, de la police judiciaire. Je souhaiterais vous poser quelques questions concernant une étudiante qui a fréquenté votre faculté, voilà de cela cinq ans. Elle se prénommait Martine Prieur. »
Le calme coulait comme un souffle dans le vaste amphi et nos voix s'envolaient par les travées de sièges vides jusqu'aux murs du fond.
« Ah oui, Prieur… Je me souviens… Une brillante étudiante… Remarquable de rigueur et d'intelligence. Un problème avec elle ?
— Oui, un léger problème. Elle a été assassinée. »
Il posa sa pochette sur le pupitre, les deux mains regroupées sur la poignée.
« Seigneur ! Que puis-je faire pour vous ?
— Répondre à mes questions. Vous brassez énormément d'étudiants par année, non ?
— Plus de mille huit cents par an. Les structures vont bientôt nous permettre d'en accueillir sept cents de plus.
— Et vous les connaissez tous personnellement ?
— Non, à l'évidence non. Je suis amené, au cours de deux entretiens annuels, à tous les rencontrer, mais ça s'arrête là pour certains. Le suivi se fait surtout par les résultats obtenus aux devoirs. »
La porte du fond battit, une tête passa avant de disparaître. Je continuai : « Comment Martine Prieur s'est-elle distinguée de la masse pour qu'après cinq ans, vous vous souveniez d'elle ?
— Vous ne pouvez pas savoir combien les connaissances anatomiques des internes de chirurgie sont misérables. Je suis conférencier et professeur d'anatomie, monsieur Sharko, et c'est avec une immense désolation que j'appréhende le progrès. Les jeunes de maintenant sont rompus à l'informatique, l'ordinateur est devenu l'outil incontournable. Les films remplacent les manipulations. Cependant, vous pourrez regarder autant de vidéos que vous voudrez, vous ne saurez jamais comment palper un foie, tant que vous n'aurez pas un interne, un chef de clinique ou un patron qui vous dira tes mains, il faut les placer comme cela, sur un vrai ventre, d'un vrai malade. Mettez-leur un cadavre bien réel sous les yeux, la moitié d'entre eux s'enfuit en vomissant. Prieur ne faisait pas partie de cette catégorie. Elle avait le sens de la précision, de l'exactitude du dessin, elle vous disséquait un cadavre en un tour de main. Très vite, je l'ai nommée chef de travaux d'anatomie. Une place chère, privilégiée, vous savez ?
— En quoi cela consistait-il ?
— Donner des cours de dissection, tous les jours, aux étudiants de première année.
— Martine Prieur tuait ses journées à explorer les cadavres, si je comprends bien ?
— On peut dire ça comme ça. Mais tuer n'est pas le terme exact…
— Comment se comportait-elle avec ses camarades ? Quel ressenti aviez-vous sur sa personnalité en dehors du cadre médical ? »
Un nuage traversa son regard. « Je ne suis pas très au courant de la vie privée de mes étudiants. Leurs sauces personnelles ne m'intéressent pas. Seuls les résultats comptent. Les meilleurs restent, les autres partent. »
Je le sentis soudain se replier comme une feuille que l'on froisse. « Pourquoi a-t-elle brutalement tout plaqué ? »
Il descendit prudemment de l'estrade et s'avança dans la large rangée centrale. « Je l'ignore. Il arrive que certains se découragent, quelle que soit la motivation, quelle que soit l'année. Je ne sais pas ce qui se trame dans la tête des gens, je ne le saurai jamais, même si je disséquais un à un leurs neurones… J'ai une réunion importante dans peu de temps, monsieur le commissaire. Alors, si vous permettez… »
Je bondis de l'estrade, alpaguai sa veste d'une poigne qui indiquait clairement ma détermination. « Je n'ai pas fini mes questions, monsieur le professeur. Veuillez rester encore un peu, s'il vous plaît. »
Il bascula l'épaule pour se dégager de mon étreinte avec un geste de désinvolture. « Allez-y », cracha-t-il. « Et vite ! — Vous n'avez pas l'air de bien saisir, alors je vais vous expliquer. Prieur a été découverte la tête tranchée, les yeux arrachés puis remis dans leurs orbites. Elle a subi des mutilations pendant de longues heures, suspendue à des crochets d'acier. Et ceci tourne peut-être autour du personnage qu'elle était en dehors des apparences. Un Docteur Jeckyll et Mister Hyde, si vous voulez. Alors, maintenant, je souhaiterais que vous me disiez pourquoi elle a arrêté ses études brutalement ! »
Il me tourna à nouveau le dos, buste droit, épaules carrées. Un totem… « Suivez-moi, commissaire… Sharko… »
Nous descendîmes un couloir en pente s'enfonçant dans les entrailles cachées de la faculté. Au fond, une porte épaisse. Il chercha la bonne clé, déverrouilla et nous entrâmes.
Trois halogènes chassèrent l'obscurité, dévoilant un peuple silencieux qui évoluait dans du liquide transparent. Des êtres dépigmentés aux visages boursouflés, aux orbites vides, aux bouches freinées dans leur cri, flottaient verticalement. Des hommes, des femmes, même des enfants, nus, suspendus dans les cuves de formol… Des accidentés, des suicidés, propres et sales à la fois, poupées de chiffon à la merci de la science… Le professeur trancha le silence : « Voici le monde dans lequel évoluait Martine Prieur. De toute ma carrière, je n'avais jamais vu une élève passionnée à ce point par la dissection. L'approche de la mort est une étape très difficile à franchir pour nos étudiants. Elle, rien ne l'intimidait. Elle pouvait passer des heures, des nuits, ici, à réceptionner les corps de la morgue, leur injecter du formol et les préparer pour la dissection.
— Pas mal, pour quelqu'un qui ne supportait pas les cadavres…
— Comment ?
— C'est le motif fourni à sa mère quant à son départ de la faculté. Dites-moi, ne devait-elle pas se contenter d'assurer les travaux pratiques auprès des élèves de première année ?