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« Putain, mais t'es con, bordel à chiotte ! » Fripette envoya un magistral coup de semelle dans une poubelle de métal avant de crier de douleur.

« Putain, bordel ! J'me suis fait mal ! Chiotte ! » Il versait des torrents de larmes. « J'suis grillé à cause de toi ! Foutu ! J'suis déjà mort ! Ils vont me faire la peau, putain ! Je t'avais dit de fermer ta grande gueule !!! »

Je jetai la blouse d'infirmier sur le sol. Un couple, nous découvrant accoutrés de la sorte, moi avec mes bottes et Fripette dans sa tenue de juge, préféra changer de trottoir. Un doute m'assaillit. Je plongeai ma main dans la poche arrière de mon jean et, à ce moment, sentis mon aorte se dilater comme si elle allait éclater à l'intérieur de mon corps.

« Ils m'ont volé mes papiers ! Ces enfoirés m'ont volé mes papiers ! » m'écriai-je.

Ces ombres, serrées contre moi dans la salle médiévale… Face-de-Cuir avait dû se douter de quelque chose, alors il avait envoyé un sbire pour me tirer mon portefeuille. Fripette décocha un sourire triste. « T'es dans la même merde que moi, mon gars. Attends-toi à avoir une petite visite un de ces quatre. Et s'ils apprennent que t'es flic, ils te feront bouffer ton uniforme. Ils sont puissants et organisés. Ce que tu as vu ce soir n'est que la face visible de l'iceberg. Il y a une mafia dans le domaine du hard, comme dans la drogue ou la prostitution. Seulement vous, les flics, vous êtes bien trop beaufs pour fourrer votre moustache là-dedans ! »

La moutarde me monta au nez. Je me ruai sur lui, levai la main pour lui fracasser la mâchoire mais me retins au dernier moment ; ce type d'une laideur extraordinaire n'avait rien demandé et il risquait de payer les pots cassés à ma place.

« Casse-toi, Fripette », lui lançai-je en baissant finalement le poing.

« Qu… quoi ? Tu ne vas pas m'envoyer des flics pour qu'ils me protègent ? Putain, mais t'es cruel, mec ! Qu'est-ce que tu crois que je vais devenir maintenant ? »

Je m'avançai vers lui, dents pointues, yeux fulminants d'éclairs. Il corrigea : « OK, OK mec ! » Ses pas se mirent à claquer dans la nuit. « Putain ! T'es le pire des cons que je connaisse ! Va te faire foutre ! Allez tous vous faire foutre ! »

Dans le métro presque vide où n'aurait pas traîné un fantôme, deux jeunes embarquèrent à Châtelet et vinrent m'encadrer. « Pas mal tes bottes, mec ! T'as vu ça ? Il sort d'où ce gars ? Sale PD ! File-nous tes bottes !

— Qu'est-ce que tu vas faire avec ça ?

— Qu'est-ce que ça peut te foutre ? J'te demande juste tes bottes. Puis ton fric, tant que tu y es ! Ouais, mec ! Allonge ta thune ! »

J'enlevai les lacets lentement, empreint d'une tristesse profonde. J'avais brisé une piste sérieuse. Avec mes papiers, ils découvriraient mon identité. L'affaire remonterait jusqu'à l'organisation BDSM4Y et ces tarés disparaîtraient dans la nature, essayant peut-être de me faire la peau avant.

« Tes bottes, connard ! Magne-toi ! »

J'enlevai la botte et, d'un mouvement circulaire, envoyai le talon en pleine figure de l'abruti qui gesticulait à ma gauche. Un arc épais de sang gicla, accompagné d'une petite dent, une canine, qui bondit sous les sièges libres. Avant que le second dégainât son cran d'arrêt, je lui pliai mes doigts sur la mâchoire. Des os craquèrent, probablement ceux de mes phalanges, mais aussi et surtout, ceux de son maxillaire. Il se pressa le visage dans les mains et gémit comme un suppliant. Je me levai, m'accrochai à une barre métallique et sortis à la station suivante pour continuer à pied. J'avais la main en sang et j'étais anéanti.

En rentrant, malgré le poids de la fatigue, une motivation étrange me poussa à démarrer Poupette. Sans succès. Les réservoirs étaient pourtant pleins, la pression grimpait dans la chaudière, mais la loco ne me rendit qu'un couinement désespéré, un gargouillis de vapeur, une plainte chevrotante. Comme un être humain agonisant… Souffrait-elle autant que moi, sous sa carapace de métal ?

Impossible d'invoquer les visions si belles de ma femme, cette fois. Partout, l'odeur de la mort… Je m'endormis mal à l'aise, tremblant et trempé de sueur, mon Glock couché sur la table de nuit…

Chapitre huit

Devant moi, le Maroni bouillonne et les pans d'eau qui se brisent sur les rochers émoussés par la force vive du courant grondent à l'unisson. Sur l'autre berge, en face, le sang ruisselle d'une femme nue allongée dans la boue, se mêle à l'onde du fleuve jusqu'à le rendre soudainement rouge. Elle tourne un regard dévasté de tristesse vers moi, tend ses mains, brandit ses doigts implorants dans ma direction comme pour m'attirer à elle. Le sein qui lui a été arraché baigne à ses côtés dans une petite flaque devenue rouge, elle aussi. Le long de son bassin, une entaille écarte cuirs et chairs pour laisser apparaître la pellicule translucide de l'utérus. Au-dessus de moi, le ciel s'assombrit, l'air se charge d'une chaude humidité, les nuages s'enroulent dans le vent d'altitude ; l'orage tropical s'apprête à faire trembler la terre.

Au loin, un zodiac défie les eaux, moteur hurlant, et combat le courant en direction de la rive opposée. À son bord, une silhouette agite les bras, crie à tue-tête des phrases en créole dont le sens m'échappe. L'engin range ses flancs de caoutchouc à proximité de la femme et son pilote se jette sur la berge, abandonnant le bateau aux appétits du fleuve, avant de partir brutalement se camoufler dans la flore avoisinante.

Dans mon axe de vision, deux fentes jaunes cerclées de noir, surgies des entrailles du fleuve, fendent l'eau, palpitent, sondent le terrain et pressentent la chaleur humaine. Très régulièrement, le voile transparent de la paupière s'abat sur l'œil avant de disparaître avec la même férocité. De larges narines, des volcans, soufflent un tourbillon d'eau et s'orientent vers la fille dont le sang s'épanche à n'en plus finir. Les crocs s'aiguisent, la mâchoire claque, les narines battent et hument les douceâtres effluves d'un repas exceptionnel. Là-bas, en Guyane, on m'a appris à deviner la taille d'un caïman en mesurant mentalement la distance qui sépare ses yeux et, au jugé, celui-là doit approcher trois mètres de férocité, de puissance, de cruauté absolue. La fille hurle, roule sur le côté dans un effort vain. Les arceaux de ses côtes lui transpercent la peau chaque fois qu'elle essaie de bouger. Je dois agir et, bien que le courant risque de m'emporter, m'élance dans les bras du Maroni. Le caïman tendu comme une flèche fonce vers elle et, avec une exquise lenteur devant l'impuissance de sa proie, remonte la berge, patte après patte, crocs flambant neufs.

L'eau s'écrase sur mon torse en jets de furie. La colère folle de l'onde me décale vers l'aval, mais je progresse, accroché aux rochers, aux branches de palétuviers qui flagellent l'eau ensanglantée chaque fois que le vent tord leurs ramures. La femme s'épuise les cordes vocales, gémit et, dans les intonations brasillantes de peine, prend le timbre de voix de Suzanne. Son visage revêt à présent les traits de ma femme. Et elle hurle, hurle à me crever les tympans. Des coups de feu font décoller une nichée de toucans. Le crâne trapézoïdal du caïman explose, la bête roule sur le côté, dévale la berge et se laisse avaler par le fleuve comme un tronc mort. La lisière de la jungle accouche d'une forme, d'une silhouette râblée, enveloppée d'une cape noire à l'intérieur rouge. Une capuche lui couvre la tête, mais il n'y a pas de tête, pas de visage, juste cette capuche appuyée sur des courbes qui n'existent pas. L'Homme sans visage se dresse devant moi…

Il se penche sur Suzanne, sort d'une de ses manches un coupe-coupe aiguisé. Il tire le sein restant par le téton et le tranche à la base d'un coup net de lame.

Quelques mètres seulement me séparent d'elle, mais le courant me plaque contre un rocher en forme de crâne, me broie la poitrine à presque m'empêcher de respirer. Si je bouge, les flots tumultueux m'emporteront vers les cascades écrasantes de puissance.