L'homme décoche un rire au moment où des trombes d'eau se mettent à dépouiller les arbres de leurs feuilles. Du talon, il chasse Suzanne le long de la pente. Le corps mutilé de ma femme glisse sur l'eau, se fait chahuter par la gueule du fleuve, dévale entre les rochers contre lesquels il se fracasse. Suzanne s'approche, avale des gorgées de boue et de sang, régurgite, sombre vers le fond puis surgit devant moi.
Je tends le bras, ses doigts m'écorchent la peau des mains. Elle se cramponne, le cou gonflé d'eau, mais le Maroni déchaîne ses rapides et me l'arrache, l'entraîne dans ses vapeurs avant de la précipiter au cœur des cataractes.
L'homme ricane inlassablement, devant. Comment réussit-il à rire, privé de visage ? D'où s'échappent les sons ? Son cri me brûle sans fin.
Je quitte mon rocher et permets aux flots démontés de me ramener dans les bras de ma Suzanne…
Mon réveil sonnait depuis un quart d'heure lorsque j'émergeai au milieu du lac de ma sueur, mes os cliquetant les uns contre les autres sous l'effet de la peur. J'éprouvai un mal horrible à comprendre que je venais d'ajouter, à l'épais catalogue de mes cauchemars, le pire de tous…
D'ordinaire, même en plein sommeil, j'étais capable d'entendre une mouche voler, de percevoir la respiration de Suzanne tout contre moi lorsque je la serrais dans mes bras. J'hallucinai, quinze minutes de sonnerie stridente et je n'avais rien entendu… La puissance du cauchemar avait-elle pu m'emprisonner à ce point ? Étrangement, je me souvenais de chaque détail, comme si la scène venait de se dérouler à l'instant devant mes yeux. Je sentais encore les effluves nauséabonds du fleuve, cette pluie tiède, ces nuages noirs en forme d'animaux. Je voyais l'eau jaillir des naseaux du caïman, j'avais sur les lèvres le goût du sang de Suzanne. Tout… Tout semblait… si réel !
Je jetai un œil à Poupette, noyée au milieu d'un mélange d'eau et d'huile. Pour elle aussi, la nuit avait été difficile. Je ressentis de la culpabilité, un sentiment de frustration de la voir en cet état. De son métal sans vie, filtrait une aura tiède, une chaleur qui me touchait le cœur, qui me rapprochait de Suzanne sans que je pusse expliquer pourquoi. Je me promis d'essayer de la réparer dans la soirée.
En buvant mon café, je laissai courir mes yeux sur le listing répertoriant les élèves de la faculté de médecine, de 1994 à 1996.
Des noms qui, comme j'aurais dû m'en douter, ne me disaient absolument rien.
Je parcourus rapidement l'e-mail de l'ingénieur d'Écully concernant les photos décryptées, puis me dirigeai vers la salle de bains. Un mont de linge y traînait. Des chemises que je n'avais pas encore eu le temps de repasser, des langues de cravates suspendues sur le rebord de la baignoire, des pantalons chiffonnés, voire déchirés. Je transportai l'ensemble dans un coin de notre chambre, donnai un coup sur le sol de la salle d'eau avant de faire ma toilette. Les noms d'étudiants continuaient à défiler dans ma tête, comme un film sans fin. Garçons, filles, Français ou étrangers, éparpillés dans tous le pays ou ailleurs…
Comment mettre la main sur ceux qui avaient côtoyé de près Martine Prieur, de si près au point de connaître son macabre secret ?
Sur une soudaine impulsion, à moitié dévêtu, je bondis sur le cellulaire.
Après une longue attente au secrétariat, on transféra enfin mon appel sur le poste du professeur Lanoo. Un sang chaud affluait déjà à mes joues. « Monsieur Clément Lanoo ? Commissaire Sharko !
— Monsieur Sharko ? Je vous ai déjà dit de…
— Ça va être très court, monsieur Lanoo. Martine Prieur est bien restée trois années à l'internat de la faculté ?
— Euh… Oui, en effet. Et alors ?
— Les chambres sont prévues pour deux personnes, n'est-ce pas ?
— Oui, surtout pour des raisons financières.
— Dites-moi avec qui Prieur a vécu durant ces trois années.
— Attendez une minute, je consulte mon ordinateur… »
L'attente fut horrible.
La voix à forte prestance trancha le silence. « Un seul nom, Jasmine Marival. Oui, ces deux filles ne se sont pas quittées pendant trois ans…
— Bon sang ! Vous n'auriez pas pu me dire ça hier ?
— Comment vouliez-vous que j'y pense ? Vous m'avez demandé si je connaissais la vie privée des élèves, je vous ai répondu non. Je ne vois…
— Est-elle allée au terme de ses études ?
— Euh… Non… Elle a encore continué un an après le départ de Prieur, puis elle s'est arrêtée. Ses notes étaient devenues catastrophiques…
— Merci, monsieur le professeur. »
J'appelai au 36 et, dix minutes plus tard, après avoir enfilé mon trois-pièces, le lieutenant Crombez me contacta en retour. Il s'exclama : « On tient l'adresse de Jasmine Marival, commissaire ! C'est peu commun. La fille vit dans une vieille bâtisse, en pleine forêt de Compiègne !
— Et quelle est sa profession ?
— Elle est garde-champêtre.
— Elle était…
— Pardon ?
— Elle ÉTAIT garde-champêtre. Parce qu'il est fort probable que cette fille et celle de l'abattoir ne fassent qu'une… Où se cache le lieutenant Sibersky ?
— A la maternité, je crois. Il avait prévenu qu'il arriverait plus tard au bureau… »
Forêt de Compiègne. Près de quinze mille hectares érigés vers le ciel en harpons de chênes, hêtres et charmes. Un poumon naturel sillonné de veines d'eau, troué d'étangs, embelli par les tons ocre de l'automne naissant… Le village de Saint-Jean-aux-Bois traversé, nous nous engageâmes sur des routes de moins en moins larges, où l'asphalte en certains endroits devenait terre et la terre, boue.
Le lieutenant Crombez rangea le véhicule dans un chemin transverse à l'axe principal avant de poser pied à terre. Une flaque fangeuse accueillit l'une de mes toutes nouvelles chaussures en cuir véritable. Dans le silence blanc de la forêt, la clameur de ma colère ressembla à une déchirure.
Le lieutenant Crombez tourna sur lui-même, le regard au ciel, comme perdu loin de ses catacombes de béton et de verre. « J'adore la forêt, mais pas au point d'y vivre. Ça me ficherait presque la chair de poule d'habiter ici, au milieu de nulle part…
— Tu es sûr que c'est dans le coin ?
— D'après la carte, la baraque se situe à quatre cents mètres vers l'ouest.
— Tu as certainement manqué une route. On va devoir traverser ce bourbier. Avec la quantité de flotte tombée ces derniers jours, ça ne va pas être triste. Bon… Allons-y… »
Des murs de sureaux, de viornes et de ronces, se dressaient devant nous, encadrés de troncs rugueux envahis par les mousses et le lierre. Les épines ainsi que les branches nues des buissons s'acharnaient à entailler mes chaussures, ce qui fit allègrement monter ma tension nerveuse à la limite du supportable.
Les murailles serrées d'écorces et de feuilles ramenaient l'horizon au bout de notre nez. Je pestai : « Tu es sûr que tu ne t'es pas planté ? Maintenant, c'est mon pantalon qui est mort ! Dévoré par les ronces ! Tu veux ma ruine ou quoi ?
— On devrait arriver…
— Oui, on devrait… »
Un cri de linotte troua le limbe matinal, relayé dans son élan par d'autres cris qui roulèrent loin dans les chevelures des arbres.
Nous rejoignîmes, ô divine providence, une voie plus large où réussit enfin à surgir le front carné du soleil. La densité arboricole s'affaiblit et, sur la gauche, légèrement en contrebas, s'alanguissaient sept étangs éparpillés dans le fouillis ordonné de la nature, au gré de leurs eaux dormantes.