— Occupe-toi de cet étage. Je vais voir au-dessus… Gueule s'il y a un problème.
— Vous pouvez compter sur moi… pour gueuler… Je tremble dans mes fringues comme un poulet dans une rôtisserie… »
J'avais l'impression d'errer dans l'intestin d'un monstre endormi, qu'un simple faux pas réveillerait. Je devinais des cadres accrochés aux murs, les visages peints piégés dans l'éternité, sentant ces regards me disséquer, m'épier, j'entendais presque les yeux cireux rouler dans les orbites.
Nouvelle volée de marches. Couloir identique un étage au-dessus. Pas de webcam. Elle ne se rendait probablement jamais ici.
J'ouvris une porte collée à sa feuillure par les toiles d'araignée et un élan vif de lumière embrasa la pièce au travers de l'arc cintré de la fenêtre. Des meubles disparus sous des draps blancs, du lit désossé, ravagé par l'abandon, s'exhalait la lourde odeur du passé, de ce qui fut, de ce qui ne serait plus. Je m'approchai de la fenêtre, caressai des yeux les cimes des arbres dressés juste devant moi, à l'extérieur.
Au travers des feuillages, j'entrevis les nappes verdâtres des étangs et un coup d'œil circulaire me révéla un point brillant, noyé dans la touffe serrée de la forêt, plus à l'est. Le mélange de tôle et de verre poli que je découvris, me fouetta le visage ; les reflets provenaient d'une voiture dont je n'arrivais pas à distinguer la couleur précise.
Cascade d'adrénaline, turbulences acides au fond de la gorge. Quelqu'un se terrait dans la maison, piégé par la pierre, acculé par notre présence dans un recoin inexploré de la bâtisse assassinée…
Je m'éjectai de la pièce, glissai le long des murs et des lambris, évoluai comme un souffle intime dans l'âme boisée de la demeure. Je regagnai l'escalier, dévorai les marches, m'élançai dans le couloir presque infini du premier étage.
Craquement soudain, grincement de porte, ombre trapue arrachée à l'obscurité, vomie par une pièce latérale. In extremis, gâchette mi-enfoncée, je reconnus la solide charpente de Crombez.
« Commissaire ? Je…
— Tais-toi… » Je courus vers lui, me penchai vers son oreille. « Quelqu'un est ici ! Il y a une voiture dehors ! »
Une tension nerveuse arqua mon lieutenant.
« Seigneur… Je… Je n'ai rien relevé à cet étage… Toutes les pièces sont vides, les meubles de certaines d'entre elles se cachent sous des draps, comme des fantômes…
— Rien au deuxième non plus… »
Nous murmurâmes d'une seule voix : « Il est au troisième ! »
L'étau rêche de l'angoisse me serra la gorge. Au fur et à mesure de notre avancée dans le lugubre, les mauvais souvenirs de l'abattoir m'assaillaient, me trouaient l'estomac comme des stylets de métal. Une puissance lourde flottait dans l'atmosphère, une force surprenante qui semblait émaner des murs oubliés de ce couloir. A présent, je subodorais une présence perchée derrière l'une de ces portes, prête à frapper. Je demandai à Crombez de redoubler de prudence…
Porte après porte, ouverture après ouverture, le soufflet de la tension gonflait puis crevait devant l'immobilité flagrante renvoyée par les pièces. Nos nerfs nous effleuraient la peau. Le plus insignifiant grincement des boiseries renforçait l'étreinte de nos phalanges sur la gâchette de nos armes.
Dans ces moments d'attention extrême, mon corps communiait avec ce qui l'entourait, comme si chaque objet, chaque son, analysé par mon ouïe ou ma rétine, était décomposé à l'infini avant d'atteindre la machinerie affairée du cerveau.
L'odeur infecte émanant de la dernière porte, au fond du couloir, nous assaillit. Un mélange âcre de gasoil, de sang et de chair grillée me leva le cœur et contraignit Crombez à enfouir son nez dans l'encolure de son trois-quarts. Nous nous plaquâmes de chaque côté du bâti, lèvres cousues, sueurs froides. Crombez poussa, j'entrai, il talonna, je basculai, il couvrit. Puis, le lieutenant s'écroula à genoux sur le sol, l'arme suspendue à l'index, la bouche ouverte. Je compris alors qu'il s'était mis à prier…
Une masse sombre se détachait dans la pénombre de la pièce. Des persiennes tirées des fenêtres, ne filtraient que des lames de clarté essoufflées par les feuillages fournis des arbres, cependant, le sang généreusement répandu sur le parquet mosaïque réfléchissait quand même un éclat rouge tendre, cerclé de noir sur les bords des flaques.
Le corps nu s'affalait sur une solide chaise de bois, saucissonné de cordes qui disparaissaient dans les bourrelets enroulés des cuisses et de la poitrine. Sur le grand lac charnu du ventre et aux abords des membres, la peau brûlée par endroits craquait, se repliait, s'enroulait jusqu'à laisser transparaître la chair rosie des muscles et la coulée grisâtre des graisses.
Une aube de sang couvrait le large front de Doudou Camélia, comme suintant du crâne lui-même.
Dans la lueur ocrée d'un trait de lumière, sur la table, j'aperçus la bulle molle du cerveau, cette blancheur virginale mêlée aux pourpres, qui rayonnait comme une aura divine. Le crâne avait été découpé, le cerveau ôté et disséqué ; puis, soigneusement, le couvercle osseux avait été reposé à sa place, vidé de sa substance pensante, de ce qui rend humain.
Derrière, sur le mur à la tapisserie gonflée d'humidité, s'inscrivaient ces mots en lettres de sang : les raccourcis qui mènent à Dieu n'existent pas.
Je m'apprêtai à me laisser succomber aux flagellations insipides du désespoir, mais le hurlement âpre de la vengeance me gorgea de haine, d'envie de tuer à mon tour. J'enjambai le corps plié de Crombez et m'élançai dans les escaliers avec l'espoir d'arriver avant l'assassin à la voiture camouflée dans les fourrés. Une puissante vague de gasoil m'agressa les narines au moment où mes pieds s'enfonçaient dans une immense mare irisée, entre le premier et le deuxième étage. J'eus à peine le temps de faire demi-tour, qu'un embrasement furieux dévasta tout le bas de la cage d'escalier et s'appropria le couloir du premier étage, dans un roulement sourd. Les dents carnassières des flammes dévoraient déjà les solives et les poutres du plafond, dansant sur le plancher en crépitant de colère et de joie mêlées. La fuite par le bas devenait impossible.
Je grimpai à nouveau, me ruai dans la chambre de l'horreur, foudroyé par la panique. L'esprit de Crombez semblait flotter dans la pièce, même si la carcasse de l'homme, recroquevillée dans un coin, oscillait d'avant en arrière comme un carillon déréglé. Le jeune lieutenant venait d'entrer par la grande porte dans le monde de l'Homme sans visage. Je hurlai : « Il faut sortir d'ici ! Il a mis le feu au premier. Impossible de descendre ! »
Crombez se jeta dans le couloir, où des rouleaux de fumée rampaient le long du plafond comme des milliards d'insectes minuscules. « Seigneur !
— Va vite me chercher des draps dans les autres pièces ! Magne-toi ! »
Je ressentis tout le mal du monde à me faufiler le long du corps prostré de Doudou Camélia. Son regard de cendre suppliait, ses lèvres gonflées s'encroûtaient déjà de rigidité, de froideur, et j'eus l'impression en la frôlant qu'une petite main, une main d'enfant, me tirait l'arrière de la veste.
Au-dessus de ma tête, les premières nuées grises de fumée envahissaient la salle mortuaire, en chassaient l'air vicié pour le remplacer par pire encore. Je poussai les persiennes avec des mouvements saccadés, abrupts, ouvris la fenêtre puis récoltai un maximum des draps qui couvraient les vieux meubles et le lit à baldaquin. Crombez réapparut.
« Allez ! Noue les bouts ensemble ! Et serre de toutes tes forces ! » m'écriai-je en rassemblant les linges en bordure de fenêtre.
Sous nos pieds, le plancher craquait sous les assauts répétés de l'intense chaleur qui se propageait à l'étage inférieur. L'haleine du feu se rapprochait dangereusement et la fumée roulait désormais teintée de rouge et d'orange. Le feu flairait l'humain, le feu progressait, le feu jouait, avec cette volonté affirmée d'anéantir tout ce qui se dresserait sur son passage, mort ou vif.