— Grâce à toi… Tu avais dit à Sibersky d'interroger le STIC chaque jour et, avant de partir pour la maternité, il a transmis le relais à Brayard. Bref, ce dernier a saisi les critères de recherche propres à chaque meurtre et, ce matin, une réponse est tombée. Une enseignante en chimie a été découverte chez elle, ligotée et bâillonnée exactement de la même façon que les précédentes victimes. Le type lui a lardé le corps de pinces crocodile avant de disparaître. Et devine quoi ? »
Ma tête me tournait. Les gyrophares des pompiers éclaboussaient mes rétines, pénétraient le cuir de mon esprit comme des flashes électriques.
« Sharko ? Tu es là ?
— Oui… Quoi ?
— La fille a été torturée, mais elle est vivante !
— Vivante ?
— Tu m'as bien entendu ! Les tortures demeurent superficielles, elle s'en sort sans trop de mal. Il l'a endormie avec un anesthésiant, mais on ne sait pas encore lequel.
— Kétamine ?
— Peu probable, étant donné qu'il a utilisé un chiffon imbibé, raconte-t-elle. Peut-être de l'éther ou du chloroforme… »
Avais-je encore les moyens de réfléchir ? Je fis signe à l'un des pompiers, qui accourut, et lui demandai de m'apporter une aspirine. Crombez, lui, avait été emporté sur une civière.
« Sharko ? Je te sens distant ! Qu'est-ce qui se passe ?
— À quelle heure s'est-elle fait agresser ?
— À 23 heures. Il a pris la fuite vers 2 heures du matin, affirme-t-elle. »
Théoriquement, le tueur avait pu accomplir les deux actes dans la même nuit. Peut-être était-il allé ligoter Doudou Camélia dans cette maison, puis il s'était occupé de la fille avant de revenir achever la vieille Noire. Ou alors d'abord la fille, puis Doudou Camélia chez elle, juste après.
Mais comment imaginer qu'au travers de son itinéraire de sang, il puisse laisser une victime en vie ?
« Bon, Shark, qu'est-ce qui se passe ? C'est quoi, ce boucan ?
— Je viens de tomber sur le cadavre de ma voisine en pleine forêt de Compiègne…
— Quoi ?! Je pensais que tu avais juste retrouvé la trace d'une amie de Prieur ? Que signifie ce bordel ? »
Bribe de silence. Claquement de chewing-gum de l'autre côté du fil.
« L'assassin s'est chargé de ma voisine, il l'a traînée ici pour la torturer en toute tranquillité !
— Mais… Bon Dieu ! Qu'est-ce que tu me racontes ! Je n'y comprends rien ! Quand ? Comment ? Explique-toi !
— Cette nuit aussi. Il l'a attachée sur une chaise, l'a torturée, puis lui a extrait le cerveau pour le poser sur une table.
— Pourquoi ta voisine ? Quel est le rapport avec les autres victimes ?
— Pas de rapport direct. Mais c'est elle qui m'a guidé sur la piste de l'abattoir. Je ne sais pas comment le tueur l'a appris, mais il l'a appris. Elle possédait un don de voyance. Il devait craindre qu'elle le reconnaisse. Qu'elle ne découvre enfin qui se cache derrière l'Homme sans visage…
— L'Homme sans visage ??? Mais où te crois-tu… ? Dans une mauvaise série B ? Bordel de Dieu, Shark ! A quoi tu joues ? »
J'écartai le combiné de mon oreille un instant, avalai mon aspirine dans un verre d'eau et repris : « Y a-t-il moyen d'interroger cette enseignante ?
— On risque d'avoir un gros problème de paperasserie. L'affaire, à l'heure actuelle, repose entre les mains des gendarmes. Le procureur de la République refusera de fusionner les dossiers tant qu'il n'y aura pas de preuve formelle que nous avons affaire à une seule et même personne, notre tueur. La loi est mal foutue, mais il faut faire avec.
— L'enquête risque de nous glisser sous le nez ?
— Officiellement, oui. Mais va quand même jeter un œil là-bas. La femme habite en banlieue parisienne, à Villeneuve-Saint-Georges ; pour l'instant, elle se trouve à l'hôpital Henri-Mondor de Créteil… Plus choquée psychologiquement qu'autre chose. Dis-moi, tu penses qu'il s'agit du même tueur ?
— Les techniques s'apparentent étrangement… Il n'y a pas eu de fuites avec la presse ?
— Ces fumiers de journalistes ne cessent de fouiner. Probable que, dans quelques jours, la phobie générale s'installe autour de la capitale, voire dans tout le pays. Mais pour le moment, non, pas de fuites. À part notre équipe restreinte, personne ne connaît exactement la façon dont ont été perpétrés les crimes… » Un bruit ignoble brouilla la ligne. Un tremblement de terre. Leclerc se mouchait. « Je commence à me choper un rhume avec le changement de température de ces derniers jours. Alors, même tueur ?
— S'il n'y a pas eu de fuites, difficile de penser autrement. Le tout est de comprendre pourquoi il l'aurait épargnée…
— Dis-moi… J'en reviens à cet Homme sans visage, comme tu dis… Tu ne crois pas à ce genre de choses, quand même ? »
Je feignis l'ignorance. « A quoi donc ?
— A ces sornettes de l'au-delà. Ces histoires de voyance, de forces occultes, d'esprits frappeurs revenus sur Terre pour se venger ?
— Il faut que vous envoyiez une équipe ici. On a des marques de pneus et peut-être d'autres indices dissimulés çà et là dans la forêt. Il faut ratisser le coin au peigne fin. Je rentre chez moi, je vais essayer de reconstruire le scénario de sa virée nocturne… Quant à ces histoires de l'au-delà… Non, je n'y crois pas… »
Je raccrochai sur un mensonge. En fait, je n'avais pas réellement menti. J'y croyais sans y croire, un peu comme lorsqu'on mange sans faim.
Je ne savais pas où ces voies de sang me mèneraient, mais, dorénavant, je n'espérais qu'une chose. Que cette longue torture mentale cesse, le plus vite possible…
Chapitre neuf
La police avait investi mon immeuble et plus particulièrement l'appartement de Doudou Camélia. Dans le carré extérieur, au milieu du petit parc fleuri entre les tours, les badauds s'étaient regroupés, curieux et oppressants, se demandant, pour ceux qui la connaissaient, ce qui avait bien pu arriver à la vieille Noire, cette dame sans histoires. Les journalistes de la chaîne locale s'étaient mêlés à la foule, jouant du micro auprès des gros malins qui donnaient l'impression de savoir ce qu'ils ignoraient toujours.
Le divisionnaire Leclerc, appuyé contre la porte de mon appartement, battait du talon. Des inspecteurs en civil allaient et venaient du couloir à l'ascenseur.
« Shark. Tu m'offres un café ?
— Oui. Si vous me laissez le temps d'entrer. »
Il me toisa de la tête aux pieds. Il y avait de quoi. Chaussures ravagées, pantalon tapissé de boue, veste balafrée de traces d'herbe et d'écorce, sans oublier l'odeur de feu que je trimbalais, à rendre jaloux un jambon fumé. Je demandai : « Qu'ont-ils découvert ?
— C'est le serrurier qui a ouvert parce que la porte était fermée à clé. Aucune trace de lutte à l'intérieur, pas d'objets déplacés ni de traces suspectes. On a relevé les empreintes de deux personnes différentes.
— Elle ne recevait jamais. Elle n'a pas de famille, ici, en France. Les empreintes doivent être les miennes… Quel est le scénario probable de sa disparition ?
— L'épicier du coin ferme à 20 h 00, elle venait lui faire souvent le brin de causette, jusqu'à 20 h 15. C'est certainement au moment où elle rentrait chez elle qu'il lui est tombé dessus. L'un des locataires affirme qu'hier, aux alentours de 20 h 00, quelqu'un a sonné à l'interphone. Et devine quoi ? C'est ton nom que le type a donné : C'est monsieur Sharko. J'ai oublié la clé de la porte d'entrée. Vous pouvez m'ouvrir s'il vous plaît ?
— Merde !
— Comme tu dis ! Le gars s'est probablement planqué derrière la cage d'escalier, dans l'ombre. Quand elle est entrée, boum ! Il l'a ensuite traînée jusqu'à la porte du parking souterrain et là, il l'a embarquée dans sa voiture, dans le coffre probablement. Vu le poids qu'elle pesait, le travail n'a pas dû être facile, mais il y est arrivé.