— Et… la caméra de surveillance a pu filmer quelque chose ?
— Brisée.
— Qu… quoi ?
— Oui. Elle pendait au bout de son fil… »
Six mois plus tard, je crus revivre la nuit de la disparition de ma femme. La caméra détruite, l'enlèvement dans le parking, la fuite sans témoins. Un scénario huilé à la perfection, sans faille…
Juste une coïncidence ? Deux hommes différents auraient partagé la même méthode ? J'ouvris la porte de mon appartement et m'engageai dans l'ascenseur.
« Mais, Sharko, qu'est…
— Je reviens commissaire ! Je dois juste vérifier quelque chose au sous-sol. Une intuition… Entrez et préparez le café… »
Les portes coulissantes se refermèrent ; les pulsations de mon cœur se mirent à accélérer comme si j'étais piégé dans un manège infernal. Le voyant lumineux de l'indicateur électronique se déplaçait lentement, d'un bouton à l'autre, jusqu'à s'illuminer sur niveau -1. Les battants s'écartèrent, je déverrouillai une autre porte pour, finalement, tomber dans le silence sépulcral de ce satané sous-sol, cimetière de voitures et de tôles mortes.
Sous la lueur laiteuse des lampes intégrées au plafond, je m'orientai vers la place vide numérotée trente-neuf. Je m'avançai à pas lourds, comme robotisé, guidé par mon subconscient, par des choses que je ne maîtrisais plus.
Et je la découvris. Les larmes me montèrent aux yeux, instantanément. Un râle d'agonie s'échappa de ma poitrine et inonda la voûte de béton jusqu'à, par un jeu d'échos, revenir percuter mes propres tympans. Je tombai sur le sol, les genoux en avant, comme Crombez l'avait fait en découvrant le corps torturé de Doudou Camélia. Et je pleurai, pleurai à n'en plus finir, à m'arracher la voix. Une petite pince à cheveux jaune gisait contre le mur, à l'endroit précis où, la première fois, j'avais découvert celle de Suzanne…
Il était revenu. Il était revenu prendre ma voisine après s'être occupé de ma femme six mois plus tôt. L'Homme sans visage… L'Homme sans visage était celui qui détenait Suzanne…
Soulevé par une quinte de colère, je me levai et frappai de toutes mes forces contre un pilier de béton, à me fracasser le poing et me briser tous les doigts. Le sang coula de la peau arrachée de mes phalanges, mais je cognai encore et encore, jusqu'à ce que la douleur, devenue trop forte, me contraignît à m'arrêter.
Des pas perturbèrent le silence, derrière moi, comme des clappements ralentis de castagnettes. On venait dans ma direction mais je ne bougeai pas, recourbé sur moi-même contre le pilier. Je considérais mon poing ensanglanté et mes doigts gonflés, sans réfléchir, sans penser, comme si j'avais perdu toute notion de temps et d'espace.
Une main se posa sur mon épaule, tendre et fragile, une main de femme.
Je crus halluciner, je devais halluciner, parce que je devinais le parfum de ma Suzanne. La présence se fit de plus en plus insistante et, cette fois, je fus persuadé de sa réalité. J'osai enfin lever les yeux…
« Commissaire ?
— Madame Williams… »
Mon regard se posa à nouveau sur le sol, sur ce flux pourpre qui coulait de mes phalanges.
« C'est bien lui ? C'est lui qui a enlevé votre femme ? » demanda-t-elle d'une voix comme brûlée par de la chaux vive.
Je levai mes yeux rougis, gorgés de larmes, dans sa direction. « Comment savez-vous ?
— Elle a toujours su, elle, Doudou Camélia… »
Elle s'accroupit à mes côtés. « Cette nuit, il s'est produit quelque chose d'étrange, d'inexplicable. » Elle me tendit un mouchoir de papier. « J'ai fait un rêve encore si tenace dans mon esprit que j'ai l'impression qu'il se déroule à l'instant devant mes yeux. Vous et votre femme en faisiez partie… »
Moi aussi, je me souvenais de mon cauchemar avec une précision étonnante. Le caïman, Suzanne, mutilée de l'autre côté du Maroni…
« Pourquoi me racontez-vous cela ?
— Je me trouvais dans un zodiac sur le Maroni, en Guyane. Je ne suis jamais allée dans ce pays et pourtant, je parlais couramment le créole. À mon réveil, j'ai écrit les phrases que j'avais prononcées en créole et suis allée vérifier à la bibliothèque… C'est absolument prodigieux ! Ces mots, ces expressions que j'employais, existent bel et bien ! »
Je secouai la tête, complètement déboussolé. L'irrationnel s'immisçait comme une couleuvre dans mon univers cartésien. J'y croyais, j'y croyais vraiment et l'ombre de mon rêve qui agitait les bras dans ma direction depuis le zodiac, c'était elle, Élisabeth Williams !
« Élisabeth ! Je crois que nous avons partagé le même cauchemar, mais avec deux visions différentes !
— Dans la mienne, vous vous teniez sur la rive…
— À votre droite lorsque vous remontiez le courant ! Ma femme se trouvait en face ! Et vous êtes allée vous camoufler auprès d'elle ! Pourquoi ? Pourquoi ne pas l'avoir secourue ? Qu'avez-vous essayé de me dire ? Bon sang ! Mais que se passe-t-il ?
— Je vous criais de vous éloigner, je voulais vous éviter d'avoir à affronter l'agonie de votre femme. Je savais qu'il allait arriver pour l'achever et que ni vous ni moi ne pouvions rien y faire.
— Vous pouviez intervenir !
— J'ai bien essayé ! Lorsque j'ai atteint la berge, j'ai entendu F assassin se frayer un chemin au coupecoupe dans la jungle. Mes visions se réalisaient ! Il venait accomplir son funeste ouvrage ! Je… Je n'ai pas eu le courage de l'affronter, alors je me suis cachée à proximité…
— Vous l'avez aperçu de près ! Dites-moi à quoi il ressemble ! »
Son regard fuyant se posa sur un tube d'aération qui longeait le parking souterrain. « Je n'en sais rien… Impossible à définir. C'est très étrange, mais je ne me souviens pas de son visage.
— Tout simplement parce qu'il n'avait pas de visage… »
Ses lèvres se détendirent, comme si ce point obscur prenait soudainement de l'éclat.
« Vous avez raison ! En fait, je me souviens parfaitement de lui, mais, comme vous dites, il n'avait pas de visage ! » Elle tourna son regard vers moi. « 11 lui a murmuré des choses avant de la pousser dans le fleuve.
— Quoi ?
— Il lui pardonnait… Il lui pardonnait pour tout ce qu'elle avait fait… »
Ma main avait pratiquement doublé de volume. Le sang séchait en croûte sur mes doigts boursouflés, des aiguillettes de douleur se hissaient en moi jusqu'à me faire mordre la langue. « Vous… Vous croyez qu'il l'a tuée ?
— Que vous dire, Franck ? Un événement hors du commun a eu lieu cette nuit, un phénomène inexplicable, dans une dimension autre que celle de notre conversation. Je crois que votre voisine a fait communier nos âmes… Avant de mourir, elle a dû dégager une puissance psychique faramineuse pour nous toucher, nous faire savoir qu'il la tenait. Et si l'homme n'avait pas de visage, c'est parce qu'elle n'a jamais pu l'identifier précisément… »
Alors, mes propos me surprirent moi-même, tant ils défiaient l'entendement ; hors contexte, on m'aurait pris pour le roi des fous. « Et si l'Homme sans visage détenait les mêmes pouvoirs qu'elle, mais pour accomplir le mal ? Et si, effectivement, il existait un rapport avec Dieu, avec le Diable, avec des forces qui nous surpassent, qui dépassent l'imagination ?
— Les meurtres et les mutilations sont bien réels ; ces atrocités doivent nous ancrer dans la réalité. Si nous sortons de ce cadre et nous basons sur des histoires de forces maléfiques, alors tout sera joué d'avance. Et jamais nous ne le piégerons.