— D'accord avec vous. Mais rien ne pourra m'ôter de l'esprit que l'irrationnel tient une place prépondérante dans l'histoire. Notre rêve commun, la façon dont il a deviné les dons de Doudou Camélia et puis, cette invisibilité, l'absence d'indices…
— N'oubliez pas que l'enseignante, celle qui est peut-être tombée entre ses mains, est toujours vivante !
— Pourquoi l'aurait-il laissée en vie si c'est bien lui ?
— Le comportement de ce genre d'individus reste très difficile à cerner, mais il arrive que les tueurs épargnent leurs victimes, simplement parce que ces dernières ont réussi à éveiller en eux de la sensibilité, c'est-à-dire à montrer qu'elles étaient humaines et non des objets. »
Une nouvelle rafale de larmes m'assaillit. « Et cette barrette que j'ai retrouvée ici… à l'identique d'il y a six mois… J'ai toujours cru que Suzanne m'avait laissé volontairement cet indice… Et si c'était lui ? S'il avait déjà tout prévu comme s'il avait pu lire dans la carte de nos destins ? Comment pouvait-il savoir que je découvrirais une première fois la pince, puis une seconde fois aujourd'hui ? C'est invraisemblable… Osez me dire que tout ceci est rationnel ! Osez me dire que tout ceci est le fruit du hasard !
— Non, Franck, bien sûr que non… Je… Je ne comprends pas plus que vous… Que voulez-vous que je vous réponde ? »
Je me décollai du sol en m'aidant juste de la main épargnée par ma colère. « Je n'en sais rien. Pour une fois, j'avais juste besoin d'être rassuré… »
Elle me tira par le bras précautionneusement.
« Vous vous êtes bien arrangé », me dit-elle en soufflant sur mes doigts. « Il faut soigner ça. Avez-vous des antiseptiques et des bandages dans votre appartement ?
— Peu importe. Il faut que je retrouve ce fumier, coûte que coûte ! Et je le tuerai, je l'achèverai de mes propres mains ! »
Elle m'attrapa par la manche alors que je m'élançais d'un bloc en direction de l'ascenseur.
« Calmez-vous, Franck ! Vous ne devez pas vous laisser emporter, c'est ce qu'il recherche ! Il veut déchaîner votre rage. Il vous sait vulnérable si vos sentiments dominent votre logique et votre capacité à réfléchir. Allons tranquillement panser cette main, manger un morceau et après, nous aviserons. Laissez vos inspecteurs, vos lieutenants, tous ces policiers et gendarmes, accomplir leur travail…
— Mettez-vous à ma place, Élisabeth… Mettez-vous une seule seconde à ma place !
— Je sais, Franck… Je sais… »
Mon portable sonna. Je décrochai et Sibersky m'annonça la naissance de son fils, un petit Charlie de 2,8 kilos. Je fis un effort surhumain pour laisser transparaître un soupçon de joie dans ma voix…
« J'ai besoin que tu me fasses un point, Shark ! » envoya le divisionnaire Leclerc d'un ton à faire pousser des roses sur du marbre. « On ne te voit pratiquement plus au 36 et les cadavres t'accompagnent partout où tu te déplaces, comme si tu avais de la moutarde dans le cul ! T'es plus à l'antigang, bordel de Dieu ! Quant à vous, madame Williams, vos rapports sont… surprenants, d'une incroyable précision. Trop précis, peut-être. Trop… comment dire… scolaires. Je me demande s'ils ne vont pas nous conduire sur de fausses pistes… »
Le divisionnaire ne s'était pas assis à table avec nous. Il se tenait debout, bras croisés, aussi nerveux qu'un poisson dans une poêle à frire.
Élisabeth prit la parole la première. « Ma profession est encore très mal connue, vous savez. Les criminologues existent aux États-Unis depuis près d'un demi-siècle contre quelques années seulement en France. Je ne suis pas là pour vous apporter le tueur sur un plateau, mais pour vous accompagner dans votre démarche, aiguiller vos hommes. Mon métier n'est pas une science exacte. Il peut arriver en effet, comme le prouvent certaines grandes affaires, de se tromper. L'assassin n'entre pas dans un moule préétabli. Ils n'ont pas tous des mères surprotectrices ou des pères alcooliques. Cependant, certains traits évidents, certaines caractéristiques du tueur ressortent autour des scènes des crimes, des trajets empruntés, des indices abandonnés volontairement. Le cœur même de mon métier consiste à trier ces données, à en extraire des liens pour établir un profil psychologique, une manière de se comporter. C'est tout. Libre à vous de suivre, ou pas, mes recommandations. »
Elle serra un bandage autour de ma main si fort qu'elle m'arracha un petit cri de douleur. Les flèches plantées par Leclerc dans son amour-propre, se matérialisaient par la brutalité soudaine de ses gestes. « J'ai bien pris note », dit Leclerc. « A toi, Shark ! » J'avais l'impression que ma main, gonflée de sang, s'apprêtait à éclater sous le bandage.
Je lançai à Leclerc : « Vous avez lu mes rapports, non ?
— En effet. Mais j'ai l'impression de planer à dix mille, parfois ! Dis-moi à nouveau ce que vient faire ta voisine dans l'histoire et comment il se fait que tu l'aies retrouvée là où tu recherchais une amie de fac de Prieur !
— Reprenons. Doudou Camélia m'a orienté vers la fille de l'abattoir. Elle parlait sans cesse de chiens qui hurlaient dans sa tête. En enquêtant sur le vol du matériel au labo HLS, cette histoire de chiens m'a conduit à l'abattoir où j'ai retrouvé Jasmine Mari val. Le tueur m'y a surpris, m'a épargné. Puis, il m'a téléphoné pour m'annoncer qu'il allait s'occuper de ceux ou celles qui, d'un moyen quelconque, m'aidaient dans l'enquête. Et il a réussi à retrouver ma voisine. Comment, je suis bien incapable de vous le révéler pour le moment. Et il l'a assassinée… »
Je m'échappai un instant du bouillon de mes pensées avant de poursuivre.
« … Madame Williams m'a indiqué ensuite une piste intéressante, en découvrant que le tueur agissait en punisseur, sur des êtres qui avaient péché dans leur passé. Pour Prieur, nous avons relevé un changement important dans sa vie, avant et après avoir plaqué ses études de médecine. Je suis allé enquêter à la faculté. Le professeur d'anatomie m'a avoué que, responsable des dissections, elle mutilait les cadavres, de mèche avec l'employé chargé des incinérations. Son macabre jeu a été découvert et, en fait, on lui a demandé de prendre congé, bien sagement, sans faire de bruit. »
Je trempai le bout des lèvres dans mon café, en humai l'arôme. « Je me suis dit que Prieur avait peut-être partagé son secret avec quelqu'un de proche, à qui elle aurait pu se confier. Comme sa colocataire par exemple, Jasmine Mari val. Trois ans de vie commune, ça crée des liens, forcément. Voilà ce qui m'a mené en pleine forêt de Compiègne…
— Et pourquoi s'en est-il pris à celle-là ? Quel péché a-t-elle bien pu commettre pour subir une telle colère ?
— Elle filmait son quotidien et ses scènes de tortures animales avec des webcams. Possible que le tueur ait retrouvé sa piste sur le Net. Peut-être pioche-t-il ses victimes en les observant au travers de caméras, ou en circulant sur des forums où ces femmes confient leurs penchants morbides… Je vais coordonner une action avec le SEFTI, qu'ils essaient de remonter jusqu'à l'adresse du site où étaient diffusées les images de Marival. »
Leclerc allait et venait, toujours les bras croisés, comme s'il était prisonnier d'une camisole de force. « Qu'a donné la piste des milieux sados ?
— L'échec pour le moment. Milieu très fermé, difficile à percer. Il est évident que le tueur y puise son inspiration, mais l'enquête va s'avérer délicate. Les langues ne se délieront pas facilement. D'autant plus qu'ils doivent se douter qu'on veut les infiltrer… Cela peut être très, très risqué…
— Il nous faut des oreilles, je vais organiser une réunion avec le patron des mœurs. On va essayer de glisser des taupes. Ses inspecteurs ont l'habitude de ce genre d'intrusions. Nous devons focaliser nos énergies sur cette… société BDSM4Y… puisque tu penses que le cœur du problème vient de là.