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En cours de route, je redescendis en trombe à l'accueil et demandai si une certaine madame Sibersky n'avait pas été admise en maternité. On m'aiguilla vers un autre accueil, dans l'aile ouest, où l'on m'apprit qu'effectivement, elle avait été transférée du service de soins vers la maternité l'avant-veille.

Je frappai à la porte et une voix fatiguée me pria d'entrer. Laurence Sibersky me gratifia d'un grand sourire de jeune maman comblée.

Le minuscule être reposait sur sa poitrine, la tête inclinée contre le cœur de sa mère. Charlie dormait d'un sommeil profond, paisible, et sa petite bouche remuait parfois, comme pour téter.

« Entrez, Franck », me chuchota-t-elle. « Mes deux bébés dorment. » Elle dirigea son regard vers le coin derrière la porte. Le lieutenant Sibersky, ramassé au fond d'une chaise pliante, avait la tête écrasée dans la main droite. Le plomb du sommeil l'empêchait de se réveiller malgré le bruit de mes pas.

« Je vous apporterai le cadeau la prochaine fois », murmurai-je. « Je devrais le recevoir bientôt… À vrai dire, je passe au hasard, j'étais venu rendre visite à quelqu'un d'autre et la providence a voulu que vous vous trouviez dans le même hôpital. Comment allez-vous ? »

Je posai ma main sur les petits doigts, minuscules, semblables à de fines aiguilles. « Il est superbe ! C'est un très beau bébé…

— Merci, Franck. Ça me fait plaisir de vous voir, après tellement de temps… David me parle souvent de vous, vous savez ?

— En bien, j'espère ?

— Il vous admire énormément. Il bosse dur pour vous et il passe à l'hôpital en coup de vent… Il rentre tard… Si tard… »

Je sentis l'écume de l'amertume au fond de ses paroles, ce sel piquant qui brûle les lèvres de toutes les femmes de flics. « David est un très bon élément. Un grand ami aussi. Je sais que ce ne doit pas être facile pour vous, mais sachez qu'il pense constamment à vous, même au cours de nos missions parfois délicates…

— Nous formons une vraie famille à présent. Il faut que vous preniez soin de lui, Franck. Je ne veux pas qu'un soir l'on vienne m'annoncer que je ne re verrai plus jamais mon mari ailleurs que dans un cercueil… »

Elle caressa du dos de la main les joues abricot du nourrisson, les larmes au bord des yeux. Le silence infernal de la pièce me mit mal à l'aise ; j'avais la triste impression de ne pas me trouver à ma place en ce lieu où, d'ordinaire, s'érigent les feux de la joie. Je me levai doucement, presque sur la pointe des pieds et, embrassant la main de la jeune maman, susurrai : « Reposez-vous bien, Laurence. Ils vont mobiliser toute votre tendresse…

— Passez ce soir à l'appartement. Je dirai à David de vous y attendre. Vous pourrez discuter… »

Je disparus, dos voûté, épaules tombantes, miné de peine.

Je croisai à nouveau des malades mal en point, des visages ternes, secoués de douleur. Les effluves médicamenteux, le goût de la cigarette encore accroché à ma langue, me montèrent à la tête.

Je m'enfermai dans les toilettes, taraudé par l'envie de vomir sans rien avoir à régurgiter. Le monde tournait, les murs, autour de moi, se resserraient puis s'écartaient, comme si j'étais encore sous l'emprise de la kétamine.

Les spectres des visages éteints paradèrent devant mes yeux. Prieur, Gad, Marival, Doudou Camélia. Et mon cœur se gonfla de chagrin, mon âme d'impuissance, mon corps tout entier me répondit que rien ne ramènerait les êtres de chair passés sous le scalpel de l'Homme sans visage.

Et, sans cesse, comme une comptine amère, le chant du cygne me frappait les tympans, me ramenait devant les yeux l'image floue de ma femme enfermée quelque part, nue, les pieds dans l'eau et le corps couvert de sangsues. Je la croyais en vie, je la savais morte… Ou l'inverse… Je ne comprenais pas… Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Jamais je n'aurais dû mettre les pieds ici, dans cet endroit qui me rappelait trop bien de quoi était faite la réalité, ma réalité. Je remontai les marches, longeai les couloirs encroûtés par la maladie, jetai un œil par la fenêtre de la chambre de Julie Violaine et frappai. Élisabeth Williams, d'un signe de tête, m'autorisa à entrer.

La femme à la poitrine constellée de pansements, aux pupilles encore dilatées, avait recouvré un air serein.

Élisabeth me résuma la situation. « Nous avons pas mal discuté, Julie et moi. Elle m'a relaté tout ce qui s'est passé cette nuit-là, dans les moindres détails. Je reviendrai ici demain pour bavarder encore un peu avec vous, Julie, vous êtes d'accord ?

— Bien entendu », murmura la jeune femme. « Votre présence m'a fait tellement de bien. J'avais besoin de discuter, mais pas que de l'agression… »

Les images d'une série télévisée captivèrent son regard, elle s'abandonna au flux tumultueux de ses pensées. Nous sortîmes en silence.

« Alors, Élisabeth ! L'attente a été terrible !

— Vous m'offrez un café ?

— Oui. Mais ils ne sont pas géniaux, ici, ça ressemble à du jus de chaussette. J'ai repéré un petit bistrot pas loin de l'hôpital. Allons plutôt là-bas. J'ai envie de changer d'air. »

Dans le bar-tabac, nous optâmes pour une place près du billard, au fond.

« On fait une partie ? » me demanda-t-elle en désignant la surface feutrée. « À vingt-deux ans, j'ai disputé les championnats de billard, le Magic Billiard Junior 8 Bail Tournament en Floride. J'ai enrhumé à ce jeu les plus gros machos qui aient jamais existé. Je leur ai cloué le bec d'une telle façon qu'ils sont repartis la queue entre les jambes, si je puis m'exprimer ainsi !

— L'image est assez démonstrative, en effet.

— Je n'ai pas rejoué depuis une trentaine d'années, vous vous rendez compte ?

— Allons-y ! Mais je ne suis pas un champion. Je me débrouille, c'est tout… » J'agitai ma main bandée. « Et puis, vous partez avec un sacré avantage, quand même ! »

Je glissai une pièce dans la fente et laissai Élisabeth disposer les boules sur le tapis. Elle cassa le paquet et entra directement deux boules dans les poches, tout en me racontant : « Julie Violaine s'est fait agresser juste avant de rentrer dans son pavillon ; l'agresseur, embusqué à l'extérieur, l'y attendait. Elle a été immobilisée fermement, puis a perdu connaissance lorsqu'on lui a placé un mouchoir imbibé devant le nez. De l'éther, selon les analyses, comme on en trouve dans toutes les pharmacies. Elle s'est réveillée ligotée et bâillonnée sur son lit, dans la chambre à coucher. Bien entendu, il lui avait bandé les yeux. »

Elle glissa la boule numéro sept dans le trou du milieu. « Il l'a caressée longuement, puis s'est mis à lui accrocher des pinces crocodile aux mâchoires extrêmement affûtées à l'extrémité des seins. D'abord le droit, puis le gauche. Elle a hurlé, mais le bâillon étouffait ses cris. Durant l'acte, elle a perdu la notion du temps, mais, apparemment, la torture n'a pas duré très longtemps. Elle l'a entendu ensuite se masturber, puis il s'est enfui, sans jamais prononcer un mot. »

La boule numéro quatre percuta la quatorze avant de manquer le trou de peu. « Ah ! On dirait que j'ai un peu perdu la main. A vous de jouer, Franck ! — Quinze direct ! » annonçai-je. La boule percuta les bords du trou avant de s'y enfoncer.

« Joli coup ! » admit Élisabeth. « Pour moi, au vu de notre entretien, il ne s'agit pas du tueur. Elle a entendu le type effectuer sans cesse des allers et retours jusqu'à la fenêtre de la chambre, certainement pour vérifier que personne n'approchait de la maison. Elle l'a senti hyper nerveux, plus stressé qu'excité, ce qui va à l'encontre de ce que nous avons pu apprendre de notre homme. »

La treize me résista et Élisabeth ne perdit pas l'occasion de la chasser du tapis. Elle s'attaqua à la quatre, collée contre une bande.