« Lorsqu'un individu se masturbe, le désir retombe et l'acte de mise à mort, dans ce cas, ne peut que difficilement être accompli.
— Comment ça ?
— Pourquoi la majeure partie des tueurs en série violent-ils leurs victimes une fois celles-ci mortes ? Simplement parce que la puissance du fantasme est proportionnelle au désir sexuel. Ce que cherche ce type d'individus est justement d'entretenir ce fantasme le plus longtemps possible, de manière à ce que le plaisir de torturer la victime, de l'humilier et de la tuer, ne retombe pas. Dans le cas de Julie Violaine, lorsque l'agresseur s'est masturbé, il n'a pas jugé nécessaire de poursuivre, ni même de tuer. Il n'en avait plus l'envie, alors il est parti, tout simplement. L'Homme sans visage, tel que nous le connaissons, n'aurait jamais pu faire une chose pareille. »
Elle effectua un aller-retour jusqu'à la table afin de boire une gorgée de Brazil. Accoudés au comptoir, à l'entrée, des amateurs observaient la position de nos boules. Elle saupoudra une couche de bleu sur le bout de sa queue. « Très important, le bleu », annonça-t-elle. « Ça évite au bouchon de glisser sur la boule au moment de l'impact. Un peu comme le talc que les gymnastes se mettent sur les mains. »
Deux nouvelles boules regagnèrent leur tanière, illico presto. Je demandai : « A-t-elle la moindre idée de qui il pourrait s'agir ?
— Elle a l'air d'être une fille très honnête et rangée. Le champ d'investigations reste large, surtout si on considère le vivier d'étudiants qu'elle côtoie chaque jour.
— Quelqu'un aurait-il de bonnes raisons de lui en vouloir ? A-t-elle remarqué des comportements étranges parmi les gens qui l'entourent ? S'est-elle sentie observée ?
— Ce qui est certain, c'est que l'agresseur la savait seule, étant donné l'heure assez tardive, 22 h 00. Elle rentrait de sa séance hebdomadaire de piscine. Donc, il connaissait son planning. »
Courte étude sur la position des billes. « Sinon, elle n'a rien pressenti de suspect dans son entourage. » Une autre boule goûta aux rebords feutrés de l'un des trous.
« Vous allez me mettre une pilée ! » constatai-je avec un sourire.
« Ne vous inquiétez pas, vous n'êtes pas connu, ici ! Personne n'ira raconter au 36 que vous vous êtes pris une raclée par une femme ! »
Cinq jeunes, deux filles et trois garçons, vinrent s'appuyer contre le mur des toilettes en face du billard. L'un d'eux, engoncé dans son blouson Bonhomme Michelin couleur pneu crevé, balança sa cigarette encore allumée à mes pieds, sur le carrelage. Derrière le bar, je vis le regard inquiet du patron se dissimuler derrière une bouteille de J & B de deux litres. Il feignait l'ignorance.
Élisabeth manqua son coup. Une pouffe se gaussa, le nez aplati dans le blouson de Bonhomme Michelin, son petit ami, une fouine à long museau et au crâne scellé sous une casquette qui lui cachait ses yeux miteux.
Les deux autres types, des tiges d'un bon mètre quatre-vingts, roulaient des épaules, chauffaient leurs doigts en les faisant craquer. Il devenait évident que l'orage risquait d'éclater.
« C'est à toi, la bagnole de flic, mec ? » vomit l'un des rats. « Et t'oses te pointer ici ? Ici, c'est chez nous, mec. Fous le camp, mec.
— C'est à vous de jouer, Élisabeth. Ne faites pas attention. » La criminologue fit le tour du billard, mais une pouffe lui barra le chemin. Elle portait plus de maquillage sur le visage que mon grand-père de charbon lorsqu'il remontait de la mine.
« Excusez-moi, mademoiselle ! » s'énerva Élisabeth. « Un peu de respect, s'il vous plaît ! Vous voyez bien que nous sommes en train de jouer ! »
Sans que j'eusse le temps de réagir, le pot de maquillage lui allongea une claque monumentale. Élisabeth piqua du nez sur le tapis de feutre.
Les trois types s'emparaient déjà des tiges de bois rangées dans le porte-queues.
« Allons-nous-en, Franck », supplia Élisabeth, la joue envahie d'un teint cerise.
« Elle baise bien, ta femme, enculé ? » m'envoya une voix, celle du rat numéro deux me sembla-t-il.
Je dis avec calme. « Attendez-moi à l'extérieur… J'arrive…
— Franck, laissez tomber, je vous en prie !
— Il n'y en a que pour deux minutes… »
Le patron du bar se rua dans notre direction, mais le feu d'artifice avait déjà démarré. J'encastrai ma queue dans l'abdomen de rat numéro deux et, tout en esquivant une attaque un peu lente, rangeai proprement l'extrémité la plus lourde de la tige dans le thorax de Bonhomme Michelin, juste au-dessous de la gorge. Sa respiration se bloqua, il bleuit et tomba sur le sol comme un pruneau d'Agen. Pot-de-maquillage enjamba le billard, se jetant sur moi avec un cri ignoble, alors que je m'occupais de rat numéro trois, le plus discret. Elle s'accrocha à mon dos comme une sangsue, me tirant le bouc et me griffant les joues du peu d'ongles qu'elle avait. Je hurlai et, tout en reculant, reçus un coup de poing dans la tempe. J'eus l'impression que mon oreille allait se décrocher. Le type qui s'était pris l'onde de choc dans l'abdomen commençait à s'en remettre. Cette fois, je décidai d'en finir le plus rapidement possible. Une manchette bien placée envoya la fille sur le carreau et un coup de semelle magistral coucha définitivement Bonhomme Michelin. L'une des filles restantes prit la fuite et son compagnon hésita avant de disparaître lui aussi, sans se retourner.
Élisabeth me fit penser à la double face du Jocker dans Batman, une moitié du visage rouge, l'autre blanche, les marques de doigts encore imprimées sur sa peau.
En ouvrant la portière de la voiture de fonction, je m'inquiétai : « Comment allez-vous ? Elle n'y est pas allée de main morte.
— Je m'en remettrai. J'aurais dû être plus prudente. Et vous, pas trop mal à la barbe ?
— Non, ça va. Décidément, ce bouc ne m'apporte que des soucis. Il y a deux ans, j'ai voulu cracher du feu pour impressionner mon neveu, le soir de la Saint-Jean. Plus jeune, j'avais appris cet art, mais, à l'époque, j'étais imberbe et très certainement plus doué pour ce genre de bêtises. Bref, ce soir-là, de l'alcool à brûler a coulé sur les poils de mon bouc. Je vous laisse deviner la suite… »
Elle se pencha vers moi, se barrant le torse avec sa ceinture de sécurité. « Je ne vous savais pas comme ça, Shark, téméraire et bagarreur.
— Shark ?
— C'est bien ainsi que vos collègues vous appellent, non ? Le requin ? Parfait diminutif de Sharko ?
— J'ai été élevé à l'école de la rue. Et, dans la rue comme dans l'océan, seul le plus fort gagne. » Je mis le contact ; les vitres vibrèrent sous les regards mitrailleurs des jeunes rassemblés au bas d'un immeuble. L'ambiance s'enflammait, il était plus que temps de mettre les voiles.
Je la relançai, un regard dans mon rétroviseur.
« Nous n'avions pas terminé notre conversation. Si vous êtes persuadée qu'il ne s'agit pas de notre tueur, comment pourrait-il utiliser les mêmes techniques de ligotage et de torture ? On ne peut tout de même pas laisser tout cela sur le dos de la coïncidence ?
— Non, en effet. Mais les techniques de torture diffèrent, plus légères dans ce cas-ci, sans effusion de sang, même si la douleur était bien présente. L'agresseur semble au courant des méthodes de notre tueur. Très difficile de savoir comment, si ce n'est que la presse commence à faire des vagues avec cette affaire. Nous avons été interrompus avant que je vous en parle ; mais, de mon entretien avec Julie, il ressort que le type se comporte comme un frustré sexuellement, qui a peur de s'affirmer.
— Comment ça ?
— Il n'y a eu ni viol, ni blessure profonde, ni meurtre. L'agresseur est venu assouvir un fantasme sexuel qu'il aurait très bien pu satisfaire dans tous ces milieux sadomasos, sur lesquels j'ai un peu enquêté, moi aussi. Les adeptes de la douleur existent, ce genre de tortures se pratique avec des femmes consentantes qui ne trouvent le plaisir et l'orgasme que dans la souffrance, justement. Je pense que l'agresseur se sent incapable d'affirmer ses penchants sadomasos. La peur d'être reconnu, démasqué, montré du doigt peut-être… Continuez à creuser la piste des bibliothèques, des vendeurs de cassettes et de revues pornographiques. D'après ce qu'elle m'a décrit, il a utilisé la technique extrêmement complexe du Shibari pour l'attacher, à l'identique de Prieur. Il s'est forcément instruit quelque part et Internet ne suffit pas toujours…