— Ne t'affole pas, dis-je calmement à l'ancien nabot, déboîte sans te presser.
Pâle comme l'intérieur d'une coquille d'huître, il opère la manœuvre et roule en direction du sud.
D'une allure de corbillard, nous traversons un chapelet d'agglomérations composant une seule ville interminable. D'après les panneaux routiers nous approchons d'Everglades National Park, à la pointe de la Floride.
Je déclare au driveman :
— Je te donne cinq minutes pour dénicher un endroit valable. Passé ce délai, tu risques de gros ennuis de santé.
Il s'engage dans l'immense parc d'une allure mollassonne. A côté de lui son pote s'est évanoui ; sa tête dodeline contre la vitre. Deux balles dans le figne, c'est pas la mort du mec, pourtant !
Blanc qui observe le gnome dans le large rétroviseur murmure :
— Nous devrions nous gaffer de ce zigoto : il a l'air soudain réconforté, cependant son horoscope n'est pas meilleur que tout à l'heure.
Ces paroles pertinent.
Apercevant à droite une vaste aire de jeu bordée de palmiers, j'enjoins au croquant de s'y rabattre. L'endroit comporte un terrain de base-ball, un autre de basket et une immense piscine pourvue de cabines sur un côté.
Je suis surpris par la désertion du lieu qui devrait grouiller de jeunesse. Le dis à Jéjé.
Il hausse ses puissantes épaules moricaudes :
— Tu n'as pas vu les affiches recouvrant la région ? C'est la finale de la coupe de foot-ball américain, à Miami.
Je n'avais pas pris garde.
La tire s'avance jusqu'à un assez vaste parking susceptible d'accueillir une bonne centaine de guindes. Ne s'y trouve qu'une antédiluvienne Ford aux pneus à plat, agonisant sous la poussière.
— Arrête-toi près de cet os ! commandé-je.
Le gussier obéit.
Je tends le deuxième feu gonflant ma poche à notre Valeureux.
— Fais descendre le chauffeur et fouille-le.
Il en est fait selon ma volonté.
Tout ce que le Noirpiot dégage de ses hardes, c'est une matraque de caoutchouc.
Je file un coup de coude au Mammouth somnoleur.
— A toi, l'abbé !
— Il s'agisse de quoive ? demande-t-il, mal réveillé.
— Surveille ce petit vilain tout moche pendant que Jérémie examinera la place conducteur. J'ai, comme lui, le curieux pressentiment qu'il nous a baisé la gueule à un moment donné.
— Fais-toi pas d'mouron, grand. S'il bronche, j' le décortique comme un' langoust' mayonnaise !
Ma main transpercée me fait durement souffrir. L'impression qu'un rongeur féroce me la grignote de ses dents pointues. Je la tiens en l'air pour moins sentir le sang marteler la plaie. Pourvu que cette vomissure de crapaud ne m'ait pas sectionné quelques nerfs ; je ne suis pas bonnard pour me coltiner une paluche nazée.
Devant moi, le Prince Noir s'affaire, et puis émet un sifflement qui me trémulse les cages à miel.
— Du nouveau ? m'enquiers-je.
— Un peu. Regarde !
Il fait pivoter le rétroviseur, lequel est très grand, comme toujours sur les voitures amerloques.
J'avise le minuscule appareil posé derrière la glace. Un point lumineux vert est niché à la base de l'instrument, preuve qu'il est branché.
— Je le savais, grogné-je. Ce dispositif permet à une centrale de positionner ce véhicule et de recevoir les signaux qu'il émet.
— Il a établi le contact sans que nous nous en apercevions, explique Vendredi. Nous devons nous attendre à une intervention de ses complices.
— Dont acte ! conclus-je en lui désignant l'énorme Chevrolet aux vitres opaques qui se radine.
25
— Hé ! lancé-je au roi de l'andouillette panée, remonte à bord, nous avons du monde !
Gradube mate, pige.
Ce bref moment de distraction permet à notre zigus de tester sa pointe de vitesse et de courir en direction de la guinde survenante. Le Gros va pour l'allumer, mais je lui hurle de n'en rien faire.
Pesteux, péteux, meurtri, il réintègre la caisse tandis que Jérémie prend ses aises au volant.
— Programme ? demande celui-ci avec un flegme plus britannique que sénégalais.
— Je le laisse à ton inspiration, réponds-je, quasiment au bord de l'évanouissement, tant est intense ma souffrance.
Mon gentil Noirpiot acquiesce et accélère. Il moule l'asphalte pour prendre à travers la pelouse. Son sang-froid est confondant. Tu dirais qu'il pilote un engin spatial pour Mars.
Accagnardé dans la tire, je m'efforce de mater par la vitre arrière.
Tu sais quoi ? J'en méduse comme le radeau ! La Chevrolet, loin de nous courser, vient de stopper. Mais, que se passe-t-il ? Une espèce de trappe se soulève au milieu de son capot. Un tube sort de l'ouverture ! Qu'est-ce à dire ? Il nous la joue James Bond ou bien ? Cependant pas d'erreur, j'ai beau me pincer la peau du zob, la réalité est là : c'est bien un lance-roquettes !
— Donne un coup de volant ! crié-je à m'en craquer les cerceaux et à m'en entortiller les cordes vocales autour des bronches.
Mister Blanc obtempère.
Mais pas suffisamment vite. Une formidable secousse ébranle notre véhicule, le disloque.
Je me sens happé par l'atmosphère. Nous partons en quenouille, mes potes, l'évanoui et moi.
Huile et ferraille ? Fragances de soudure oxhydrique et de brûlé aussi.
La douleur émanant de ma main perforée se fond dans une apothéose de souffrances. Moi qui aime tant déconner, je déconnecte !
Comment te relater ces instants limites, au cours desquels tu n'es plus rien, sans toutefois cesser d'exister ? C'est comme du mauvais sommeil d'homme exténué et vaincu.
Je perçois des gémissements. J'entends des sonneries… Cela ressemble au déferlement sonore d'un carillon Westminster.
Suis jeté à même le plancher d'un véhicule. Perception d'un autre corps contre le mien. Celui d'un ruminant ? Une respiration « encombrée », suffocante.
On roule. Une sirène glapisseuse. Les flics ? Il semblerait ! Mais le bruit est tellement proche que c'est la tire où je gis qui doit l'émettre.
Perte de lucidité. Et puis une sorte de brume paradisiaque au cœur de laquelle se forme le radieux visage d'une merveilleuse petite fille.
Il n'y a pas grand-chose à retenir du néant. C'est confus, incertain. Mieux vaut s'y abandonner totalement, sans espoir de retour.
Les gens couchés sur le dos s'éveillent en regardant le plafond. Celui que j'aperçois est en teck clair, pimpant. Des choses floues sinuent dans le vernis. Me faut un brin de moment pour comprendre qu'il s'agit d'un miroitement d'eau reflété par la surface brillante.
Quelqu'un respire avec difficulté, non loin de moi. Allons, mon San-A., du cran ; puise dans tes réserves, produis un nouvel effort, l'existence en est friande.
Bandant ma volonté et mes muscles (en attendant mieux), je décris un quart de volte, ce qui me permet de tout piger.
Me trouve dans la luxueuse cabine d'un bateau. N'y suis point seul : Alexandre-Benoît Bérurier est affalé au sol, le groin dans la moquette, les membres pareils à ceux d'une grenouille ou d'un défenestré, c'est-à-dire en zigzag. Ses harnais sont déchiquetés et l'on voit son formidable cul velu, dont la fesse droite est ouverte kif un potiron à l'étalage d'un marchand de primeurs.
Parce qu'il saigne d'abondance, un méticuleux a étalé une grande serviette de bain sous sa panse porcine. Il est dans le sirop, comme je l'étais naguère, mais respire grassement en floconnant du tarbouif.
De mon brave Jérémie, rien !
Le barlu navigue. Une légère houle le dodeline, juste assez pour filer la gerbance à une petite nature.
Nonobstant la présence du Mammouth, la cabine sent bon le bois neuf et le spray à la lavande des Alpes.