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— Tu me gardes la boutique un petit quart d’heure. Je reviens avec ton chèque.

C’est la procédure habituelle. J’aime bien jouer au gardien de musée, ça me réveille en douceur. Mais ça représente un boulot de titan. Il faut une vraie science de l’inertie. Les gardiens de musée, ça fait toujours marrer, on se demande à quoi ils pensent, on raconte qu’ils sont amoureux d’une œuvre, qu’ils passent leur journée à rêvasser, assis, pendant trente ans, les yeux à la fois vagues et fixes sur la même nature morte. Le plus souvent, un faisan déplumé et deux pommes bien mûres sur un panier d’osier. Mais ici, ce serait plutôt un faisan d’osier et un panier bien mûr sur deux pommes déplumées.

Par curiosité, je pose les yeux sur le livre d’or pour lire la liste des éloges, insultes et graffitis laissés par les visiteurs, hier soir. En le parcourant, dès le lendemain du vernissage, on sait si l’expo va marcher ou pas. Et pour la rétrospective Morand, c’est mal barré. « Nullissime, et c’est le contribuable qui paie » ou encore « Très belle exposition. Bravo » ou « J’en fais autant et voilà mon adresse » ou même « 30 ans de retard. Le contemporain ne s’arrête pas aux années 60 ! »

Je l’aime bien, ce gros bouquin blanc, c’est le seul moyen qu’a le public de donner un avis, anonyme ou signé, sur ce qu’il vient de voir. L’expo Morand ne fera pas dix visiteurs par jour. Ils sont pourtant conscients de prendre un risque en entrant dans une galerie d’art moderne, ils ne s’attendent pas forcément à voir du beau, du propre. Sinon ils iraient au Louvre. Et ceux qui, comme moi, n’y connaissent pas grand-chose, et qui osent trois petits pas timides vers ce qu’il y a de plus difficile à approcher, ceux-là ont bien le droit de griffonner un petit mot sur le livre d’or.

Un type entre, et sourit.

— On peut visiter ?

— Oui.

— C’est gratuit ?

— Oui. Allez-y.

Il ne jette pas même un œil sur la sculpture du hall et s’engouffre dans une des salles. Rapide, le gars. Il porte toute la panoplie du gentleman-farmer, si j’avais du fric je m’habillerais comme ça, un costume en chevron, sûrement un Harris tweed, une chemise beige, une cravate d’un brun luisant, de grosses chaussures anglaises, et un Burberry’s froissé, sur l’épaule. On verra à ma prochaine paye…

Si Liliane avait la bonne idée de revenir avec un café… Je repartirais en pleine forme avec un chèque et un long après-midi de farniente devant moi. Pour tromper l’ennui je prends un catalogue et le feuillette en cherchant la biographie du peintre.

« Étienne Morand naît à Paray-le-Monial (Bourgogne) en 1940. Après avoir suivi les cours de l’école des Beaux-Arts, il part à New York en 1964, attiré par le mouvement expressionniste abstrait. Il s’intéresse de très près aux techniques de… »

Je cesse de lire, tout net.

Un bruit…

Quelque chose a crépité.

Liliane ne revient toujours pas.

Ce n’est peut-être pas grand-chose, un spot qui a cramé ou une corde qui se détend sous le poids d’une toile, mais je suis obligé de me lever. À moins que ce ne soit ce visiteur qui, comme tant d’autres, cherche à rectifier l’alignement d’un cadre avec un petit coup de pouce. Si c’est le cas, je vais devoir passer derrière avec le niveau à bulle.

Je dois faire un petit tour vite fait dans la salle du fond, en douce, malgré une sainte horreur de jouer les suspicieux. À mesure que j’avance le crépitement augmente. Je débouche dans une salle et le type se retourne. Je pousse un cri…

— Mais… ! ! ! Vous… Vous êtes…

Je cherche un mot, une insulte peut-être, mais je ne sais pas ce qu’on dit dans un cas pareil…

Il donne un dernier coup de cutter pour détacher la toile du cadre béant. La toile jaune.

Les mots restent bloqués dans ma gorge.

Il finit calmement son boulot.

Je voudrais réduire la distance entre nous mais je ne peux faire le moindre pas, je piétine devant un mur invisible et infranchissable.

Trouille…

Par deux fois, je me penche en avant sans pouvoir bouger les jambes, il faudrait percer dans les briques mais mes semelles restent clouées. Il s’embrouille lui aussi, chiffonne la toile et ne réussit qu’à la rouler en boule sous son Burberry’s. Pour sortir il est forcé de passer par moi, me contourner ou me foncer dessus, il hésite, le même mur lui interdit de prendre une initiative, il secoue la tête et brandit le cutter.

— Écartez-vous… Ne vous mêlez pas de ça ! il crie.

Je ne sais pas me battre, je devrais lui sauter à la gorge ou bien… ou bien courir vers la sortie et bloquer les portes… l’enfermer…

Il faudrait que j’avance, ne pas lui montrer que je suis paumé, vide… Mes bras sont creux, j’ai du mal à les passer au-dessus de ce mur de trouille.

— Écartez-vous… Nom de Dieu… écartez-vous !

J’ai crispé les poings avant l’élan et j’ai plongé sur lui, mes deux mains se sont accrochées à son col et j’ai tiré comme un fou pour l’entraîner à terre, j’ai basculé avec lui, il s’est débattu, les genoux au sol, mon poing gauche s’est fracassé sur sa gueule, j’ai recogné, j’ai tourné la tête et la lame du cutter s’est plantée dans ma joue. J’ai hurlé, relâché mon étreinte, il a enfoncé la lame plus loin dans la chair et j’ai senti la joue se déchirer jusqu’à la mâchoire.

Je suis resté une seconde sans bouger. Une nappe de sang a glissé dans mon cou.

J’ai crié.

Des postillons de sang ont fusé entre mes lèvres. Puis un flot entier m’a interdit le moindre râle.

Du coin de l’œil je l’ai vu se lever et ramasser son imper.

Lent.

J’en ai oublié la douleur, une montée de rage m’a hissé sur mes pieds. Il s’est mis à courir. Je l’ai suivi, cahotique, une main sur la joue cherchant à retenir on ne sait quoi, du sang qui ruisselle sur ma manche, des lambeaux de chair, je ne sais pas, je n’ai vu que lui, son dos, j’ai couru plus vite et me suis jeté en avant pour le plaquer. Il a tournoyé puis s’est écroulé à terre, au pied de la sculpture de l’entrée, il m’a talonné le visage, quelque chose a craqué pas loin de la morsure de ma joue et mon œil droit s’est fermé tout seul.

De l’autre j’ai pu le voir reprendre l’équilibre sur ses genoux et s’agripper au socle de la sculpture. Sa main s’est accrochée à une des branches métalliques, il a tiré dessus pour mettre tout le bloc de ferraille sur champ, en équilibre. Il m’a envoyé un dernier coup de pied au visage, j’ai gueulé comme un animal, j’ai ramené mon bras vers mes yeux et tout est devenu noir.

Je me suis forcé à relever la tête.

Je me suis senti partir, lentement, à la renverse. J’ai senti l’évanouissement monter comme un hoquet. Un seul.

Mais avant il y a eu une petite seconde au ralenti.

J’ai tout perçu en même temps, le silence, la chaleur, la coulée de sang sur mon torse.

Et cette avalanche argentée qui doucement s’est mise à osciller vers moi quand j’ai sombré dans l’inconscience.

2

Chaud.

J’ai la gorge sèche, ici. En soulevant le menton je pourrais peut-être le tirer de sous le drap. Mon cou pourra respirer un peu. Il n’y a pas que ça qui gêne, ici. En voulant ouvrir les yeux, j’ai bien compris qu’un seul réagissait, et encore, pas beaucoup, juste un rai. L’autre refuse de se détendre. Et puis, il y a aussi cette lisière piquante le long de mon front, une bande aigre qui adhère à ma sueur. J’ai beau bouger la tête de droite à gauche, impossible de la faire glisser.

Tout à l’heure j’ai essayé d’ouvrir la bouche mais je n’ai pas insisté. Pas question de desserrer les lèvres comme ça. Maintenant, j’ai pigé. Sur le nez, ça, je suis sûr, il y a un pansement collé d’une oreille à l’autre, il va de la lèvre supérieure à la paupière de mon œil ouvert. Ça ne sent rien.