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— Vous croyez qu’il est utile de continuer ? me demande Linnel.

— Plus que jamais.

Un quart d’heure plus tard, aucune amélioration visible. Nous en sommes toujours 0 à 0. Je ressemble à ces vieillards qui essaient de marcher comme avant. Brusquement, Linnel, après avoir réfléchi un bon moment, joue son coup. Un coup facile, soit, les deux billes à toucher sont presque collées. La sienne part tant bien que mal mais va effleurer les autres, tout doucement. Un point simple mais qui a l’avantage d’être le premier. Il laisse échapper un petit cri, et rate le second, encore plus facile. René s’approche un peu plus et cherche mon regard. Au loin, dans le noir, Benoît tourne la tête vers nous. Angelo inscrit le chiffre un dans la colonne de Linnel. J’en marque un autre, juste derrière.

3 à 6 pour moi. Linnel me rattrape, il prend de plus en plus d’assurance mais je vois bien ce qui pèche dans ses coups. Il tape pleine boule et vraiment trop fort.

— Celui-là, vous n’y arriverez pas en frappant comme un sourd. Effleurez juste la rouge et la vôtre ira toute seule.

Angelo ne tient plus en place et René s’agenouille, la tête à ras du velours. Jamais je ne les ai vus aussi nerveux.

Linnel me demande.

— Vous irez voir Hélène, là-bas, dans sa campagne ?

— Jouez…

7 pour lui.

— Cette fois vous mettez un tout petit peu d’effet sur le côté gauche, la bille va prendre la bande et va toucher la rouge à droite. Ne vous occupez de rien d’autre.

Il respecte à la lettre mes indications. Sa boule vient mourir sur la rouge. Il ferme les yeux. C’est comme si je rejouais, moi, pour la première fois. Les autres, habitués à des parties de maîtres, trouvent ça magnifique. La partie folle devient une ode au surpassement. L’éclopé qui lutte, le profane qui découvre.

— Allez, un deuxième, à chaud, il est pas dur.

Je lui montre comment s’y prendre. Sa main détient toutes les promesses. Benoît, subjugué, nous épie, de loin.

Linnel essaie d’imiter ma position du mieux qu’il peut. Il se met à ressembler à son portrait ferrailleux de 62.

Le point est fait.

Il hurle de joie.

— Dites, Linnel. Dites-moi qui est vraiment ce gentleman. Et si j’ai la chance de le revoir un jour.

Il est ailleurs, dans d’autres sphères.

— Personne ne sait qui il est vraiment. Delarge n’aurait pu vous renseigner non plus. Il servait de faussaire, à l’occasion, mais je crois qu’il avait d’autres ambitions. Un jour, il a été forcé de choisir l’ombre, l’anonymat, le faux. Tout ce que lui offrait Edgar. La seule chose que j’ai réussi à savoir, c’est qu’il a « Les Demoiselles d’Avignon » tatoué sur le haut de l’épaule gauche. Dites, où est-ce que je mets l’effet, ce coup-ci ?

— Faites comme vous le sentez.

Une reproduction de Picasso sur l’épaule…

Je ne pense pas qu’il échappe à Delmas une seconde fois. C’est pas un interrogatoire qu’il va lui faire subir, au gentleman. C’est une expertise.

8 partout.

Sa boule part, droit vers son objectif.

Nous sommes tous là, hypnotisés.

Je ferme les yeux pour mieux entendre la collision.

8

J’ai cessé d’écouter, un instant, la musique du ressac.

L’océan m’a ramené à la vie après sept jours de taule. La vieille Hélène est à l’abri, désormais. Linnel a été ponctuel. En attendant le 3 septembre à neuf heures pour la suite de l’instruction, on m’a accordé quelques semaines d’oubli, entre le bleu outremer et le bleu azur. Mais la chaise longue n’a pas tardé à me jouer sur les nerfs. Avant l’arrivée de la belle saison je me suis baigné une fois ou deux, entièrement seul. Préoccupé. Et pourtant serein. Presque. J’ai vite ressenti une certaine inquiétude à la perspective de toutes ces lentes journées à venir. Mais c’est aussi pour ça que j’aime Biarritz.

J’occupe la chambre du haut. La véranda s’est subtilement transformée au fil des semaines. Elle est devenue une sorte de no man’s land que même mon père n’ose pas franchir.

— Tu viens le boire ce thé, oui ou non…

— J’arrive ! dis-je, sans la moindre intention de le faire.

J’ai mis trop de temps à me concentrer sur ce truc. Et juste maintenant, après une bonne heure d’atermoiements, je sens quelque chose venir. Pas du drame, non, juste une petite porte qui vient de s’ouvrir, dans le coin droit de la toile. Quelques traînées de lavis qui m’ont suggéré une organisation. Je ne dois pas la rater. Ma main gauche s’y applique du mieux qu’elle peut. Patiente, elle aussi. Je la sens de tout cœur avec moi. Ma partenaire.

J’ai tellement de temps. J’ai tellement envie de couleurs claires et de gestes doux. Et peut-être, un jour, d’habileté. Qui sait ?

— Héo, ta période verte elle peut attendre encore un quart d’heure, le thé va refroidir.

Il a envie de causer, le père. Mes barbouillages l’intriguent. Il n’a pas bronché quand j’ai réquisitionné un bout de véranda pour entreposer une toile, puis deux, puis un broc d’eau et une bâche, et deux pinceaux, puis trois. Il ne vient jamais me déranger. J’aime pas l’inabouti, il dit. Ils sont contents de savoir, les parents, que je ressemble encore à celui qu’ils ont connu naguère. Mais ils ont quand même gardé les coupures de journaux.

Le vieux s’approche de la toile sans même chercher à jeter un regard dérobé sur les coulures transparentes qui bavent de mon pinceau.

Lavis. Lavis. Lavis…

Il pose la tasse et s’éloigne. De retour sur sa chaise longue il me demande :

— Tu fais quoi ? Tu cherches ? Tu t’amuses ? T’es sérieux ?

— Oui, je m’amuse. Oui, je cherche. Non, je ne suis pas sérieux. C’est pas créatif, c’est pas artistique, c’est pas symbolique, c’est pas chargé de sens, c’est pas compliqué, c’est pas spécialement beau ni spécialement nouveau.

Il ne semble pas convaincu.

— Ouais… N’empêche que tu peins quand même.

Oui. Peut-être. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que je ne lui montrerai jamais ce qui est sous mes yeux, là, à cet instant précis.

Je l’entends rigoler, pas loin.

— À ton avis, papa, c’est de quelle couleur, le doute ?

— Blanc.

— Et le remords ?

— Jaune.

— Et le regret ?

— Gris, avec une nuance de bleu.

— Et le silence ?

— Va savoir…