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J’entends du bruit, dehors. Ça bouge. J’aimerais bien bouger aussi. En forçant un peu sur la nuque je pourrais voir le reste de ma carcasse.

Tu parles… Jamais vu un lit bordé aussi serré. Histoire d’en sortir une minute, je lévite un peu vers le plafond, doucement, je m’évade, je plane, et regarde en bas, en cherchant à quoi je peux bien ressembler.

Une œuvre d’art… Ça fait drôle d’être dans la peau d’un portrait cubiste. Le profil écrasé dans la face, avec un œil qui pend et une joue striée aux couleurs chaudes. Jamais je n’aurais imaginé connaître un jour ce que peut ressentir un portrait de Picasso. Et c’est pas joli, l’envers du tableau.

J’ai dû rêver beaucoup. En fermant l’œil je peux retrouver les dernières images. Une tribune, avec des gens, debout. J’ai la gorge trop sèche, ça va m’empêcher de me rendormir. Ils se sont tous levés en même temps. L’arbitre s’est levé aussi, pour vérifier que la boule blanche pointée a bien touché la rouge. C’est vrai que si on ne met pas le nez dessus on ne peut pas être sûr que le point est fait. Moi je le sais. J’ai fait rouler le long de la bande avec juste assez d’effet pour la faire tourner un poil dans l’angle. Avec un petit coup de pouce de Dieu. J’ai du mal à décoller ma langue du palais et mes papilles réclament. C’est sûrement la première fois de ma vie que je souffre de la soif. C’est rare. À l’académie je ne me permets pas la moindre bière, j’ai peur de me brouiller la vue, même un tout petit peu.

Quelque chose vient me rafraîchir le haut du front. Une main qui s’échappe déjà, je dresse la tête en cherchant à ouvrir mon œil au maximum.

Une femme.

Un rai de femme. Sa bouche s’articule.

— … réveil !.. surtout pas… doucement…

Je n’entends presque rien. Mon oreille droite est bouchée et l’infirmière parle du mauvais côté. Et pas fort. Mais celle-là, je ne dois pas la rater.

— Eau… Oooooooh… !

Rien que ce son me fait mal aux lèvres, ou à la joue, mais je ne sais plus très bien où s’arrête quoi. Elle approche un verre.

— Ne bougez pas.

Je peux boire seul mais je la laisse faire. C’est bon. Je vais me remettre à rêver dès que cette fille sera sortie.

Je sais bien pourquoi je suis dans ce lit, ça m’a sauté à la conscience comme un chat énervé dès que j’ai ouvert l’œil. J’ai fait le tour des douleurs et aucune ne manque à l’appel, surtout celles qui me tiraillent le visage. Combien de temps avant de retrouver mon acuité visuelle ? Hein ? Le reste, je m’en fous, même si je ne parle pas ou si je n’entends rien. Rien de tout ça ne m’est vraiment indispensable.

Un visage d’homme avec un demi-sourire. Il faudrait que lui aussi me serve à quelque chose.

— … Grassssheu… ronnnn.

— Ne vous agitez pas. Dormez un peu, vous êtes encore sous l’effet de l’anesthésie. Vous voulez voir quelqu’un ? On a demandé à votre travail s’il y avait quelqu’un à prévenir en cas d’urgence mais ils n’ont rien trouvé. Dès que vous pourrez parler on essaiera de faire quelque chose.

Quelle anesthésie ? La joue ? Et ce crétin n’a pas compris que ça me démangeait terriblement sous le pansement du front, et qu’avec un simple geste il pourrait relever la bande et essuyer la sueur. Il va falloir que je le fasse moi-même. Mon bras droit est immobilisé et seule la main gauche a suffisamment de ressources pour effleurer mon crâne. Mais c’est pénible. L’homme me reprend le bras presque de force et le repose.

— Ne bougez pas, s’il vous plaît. Quelque chose vous gêne ? Le pansement est trop serré ?

En trois secondes il réalise d’où vient mon énervement et m’éponge le front et les tempes avec une compresse froide. Je soupire d’aise.

— Dormez, je repasse dans quelques heures. On pourra discuter un peu.

On bavardera par gestes. L’anesthésie dont il parle, c’est celle de la joue, j’ai tout le pan droit de la gueule qui ne réagit pas. Ils ont dû me recoudre. Bientôt je sentirai les agrafes. Ça doit faire mal, ces conneries. Je suis peut-être défiguré. Les gars de l’académie vont se marrer. Et à la galerie, ça va être le musée des horreurs. Quel jour sommes-nous ? Ça s’est passé hier ou ce matin ? Je n’ai rien entendu, pas de sirène, pas de cris. Je n’ai aucun souvenir d’un choc, j’ai dû m’évanouir juste avant la chute de cette énorme chose. Toutes les douleurs au visage se réveillent, doucement. Elles s’accordent, à l’unisson, pour ne faire qu’une seule plaie. Ma langue vient de parcourir l’intérieur de la joue et j’ai reçu un coup de jus. J’ai la gueule à vif. Mais tout ça c’est rien. La douleur veut me faire crier et je ne peux pas, j’aimerais voir les dégâts de mon visage dans un miroir mais je ne peux pas ouvrir les yeux, j’aimerais passer mes doigts sur chaque écorchure mais mes deux bras sont plombés sur les bords du lit. J’ai besoin de toute ma carcasse. J’ai besoin de m’entraîner tous les jours, Langloff va me trouver moins bon. Il ne voudra plus s’occuper de moi.

Ma vie est ailleurs.

*

— Personne à prévenir ?

— Honnnn ! ! !

— Ne vous énervez pas.

S’il dit ça encore une fois, je lui crache à la gueule. Au besoin j’arracherai le bandage. Ma main gauche est revenue, j’ai pu me gratter plusieurs fois, mais la droite est enrubannée dans une pelote de gaze. Et ce con en blouse blanche cherche à tout prix à ce qu’on vienne pleurer autour de moi. Je suis fils unique, mes parents sont à Biarritz, et je ne veux pas les inquiéter avec toutes ces histoires. Ils sont vieux, ils seraient capables de faire le voyage rien que parce qu’un salaud a cherché à me défigurer. Mon père, c’est pas le genre solide, et ma mère c’est une mère, voilà.

— Pas de famille, une compagne ? Un ami ? Ça pourra peut-être vous aider. Je vous donne un papier, écrivez un numéro de téléphone.

M’aider à quoi ? À hurler ? À tout casser ici ?

Tout en cherchant dans sa blouse il détourne les yeux et me demande, à la dérobée :

— Vous êtes gaucher ?

Surpris, j’ai grogné un non, instantanément.

— Bon. Je vais prendre votre main gauche et vous aider à écrire.

Avant que je puisse réagir, il est déjà en position et me glisse un crayon entre le pouce et l’index. La rage me monte à la gorge, je pousse des grognements de plus en plus graves, il rapproche le papier de mon œil. Je ne vois presque rien, je n’ai jamais rien écrit de la main gauche et je ne veux prévenir personne. Et lui, j’ai envie de l’étriper. Le crayon n’y suffira pas. Comme un forcené je plante la mine dans le papier et griffonne avec une incroyable lenteur des zigzags qui m’échappent, qui dérapent hors de la feuille, qui s’arrêtent sans que je le veuille. Je n’ai encore jamais dessiné un mot avec ma main débile. C’est de l’abstraction pure.

Quand j’ai l’impression d’avoir terminé, le crayon glisse et tombe à terre. J’espère que ça ressemble à ce que je voulais. Il lit :

J’AI MAL

— Oui, vous souffrez, c’est le réveil, mais je ne comprends pas ce que vous avez écrit, juste après, un C un P et le reste… un A, non ?

Après, j’ai voulu écrire CRÉTIN mais j’ai abandonné. Je secoue la main pour éluder la question.

— J’appelle l’infirmière qui va vous donner quelque chose. Essayez de ne pas trop bouger.

Oui, j’ai mal et je ne connais personne à Paris qui puisse s’en inquiéter. C’est si étrange que ça ?