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Avant, il y en a un tas d’autres.

Je n’ai appris ça que très récemment. Il y en a tant que je suis obligé de choisir. Le lever est pourtant moins pénible que le réveil. C’est au moment où j’ouvre les yeux que le plus gros du travail de la journée est passé.

En remontant l’avenue de Friedland j’ai regardé l’heure à un horodateur. 10h30. La convocation disait 9 heures.

Rien ne presse. Depuis ma convalescence je sais prendre le temps. En sortant de l’hôpital Boucicaut j’ai pensé descendre à Biarritz, chez mes parents, pour y passer un mois de restructuration physique et mentale, mais j’ai reculé devant le premier obstacle : me montrer à eux. Je n’ai même pas téléphoné pour leur annoncer que mes chances de devenir le type que j’aurais aimé être étaient compromises. Alors, rien, j’ai attendu, lâchement, chez moi, que le moignon cicatrise. J’y ai appris à ravaler mon orgueil et à admettre que je ne faisais plus partie du peuple rapide. J’ai rejoint la catégorie des disgracieux, des pénibles et des maladroits. Il me faut fournir un gros effort mental pour me convaincre de cette idée, qui s’estompe immédiatement dès la première somnolence, où je me revois entier.

3 avril. L’hôpital est déjà loin. Coste et Liliane m’ont rendu visite, elles m’ont dépiauté quelques bonbons et j’ai attendu, patiemment, qu’elles partent. Jacques n’en a pas eu le courage et je lui en rends grâce.

Par réflexe je m’arrête devant la loge de M. Perez au lieu de monter directement dans la galerie. Il ne m’a pas vu depuis plus d’un mois mais fait comme si j’avais rendu les clés la veille. Son sourire se termine mal, ses yeux fuient et passent furtivement sur mes poches.

— Antonio… Beaucoup de monde dans la galerie… Ça va, Antonio… ?

— Et vous ?

Une voiture entre dans la cour d’honneur et Perez se précipite.

— Ils se garent n’importe où… bah…

Les gens que je croise se partagent désormais en deux catégories, ceux qui ne tardent pas à comprendre et ceux qui font comme si de rien n’était. Les premiers ne savent pas comment ranger leur poignée de main, les seconds, rusés, inventent un autre bonjour. Ils innovent. Et je ne connais personne dans Paris qui oserait me faire une bise.

Par trois fois j’ai réussi à retarder la reconstitution sans raison valable. La semaine dernière j’ai compris qu’il ne fallait pas abuser en recevant une vraie convocation. Pendant mon mois de convalescence, je me la suis faite tout seul, ma reconstitution.

Reconstitution…

Si j’avais perdu ma main dans un casse auto, sous une épave de R 16, on n’aurait pas fait tout ce ramdam. Mais si on la retrouve broyée sous un quintal d’art contemporain, à la suite du vol étrange d’une toile étrange, un bien public, on se pose forcément des questions. Le flic, à l’hôpital, m’a dit que j’avais bel et bien réchappé d’une tentative d’homicide, parce que j’aurais vraiment dû la recevoir de plein fouet, cette sculpture. Et j’aurais tellement préféré l’épave de R 16.

Ça veut dire quoi, au juste, une reconstitution ? Je ne sais plus très bien si on a convoqué la victime ou le témoin. On va m’obliger à mimer ? À simuler un mur de briques que personne ne verra ? À suggérer une araignée invisible ? Je la sens encore, ma main. Elle pend, dans ma manche ballante. On m’a dit que ça pouvait durer un an, l’illusion. Les culs-de-jatte essaient de marcher et tombent, surpris. Les manchots s’accoudent et se cognent le nez. Moi je renverse les tasses de café quand le moignon bute dedans. Encore faut-il que j’aie réussi à en faire, du café. Et ce n’est que le troisième geste d’une interminable journée.

Je reconnais le flic qui est venu me voir à l’hôpital. J’ai déjà oublié son nom et quelques bribes de sa spécialité, je ne savais même pas que ça existait, le machin Central des Vols d’Œuvres et trucs d’Art. Il n’y a guère que lui pour énoncer sa fonction en entier. Sur mon lit, engourdi d’ennui, je lui ai demandé s’il considérait l’assassinat comme un des Beaux-Arts. Et il m’a proposé de passer quand je serais tout à fait réveillé. Le lendemain il a cherché à me faire parler de l’agresseur, et la seule description que j’ai pu fournir est celle d’un gentleman poli et lent. Mon seul souvenir.

— Commissaire Delmas, nous vous attendions.

Sous-entendu : depuis une heure et demie. Je crois que je deviens de plus en plus témoin et de moins en moins victime. Liliane est là aussi, à côté de Mme Coste, qui pour une fois ne passera pas en coup de vent. Deux autres flics traînent dans les salles en regardant la nouvelle expo. C’est moi qui étais censé l’accrocher. Jacques a dû se débrouiller seul au milieu de cette forêt de socles blancs.

Depuis ce matin, personne ne m’a tendu la main. Ils ont tous appréhendé ce moment, et tous se sont juré d’éviter les gaffes. Seule Liliane a tenté une approche, bras tendus vers mon col.

— Tu veux enlever ton manteau ?

— Non.

— Tu vas avoir chaud.

— Et alors ?

On ne m’a pas demandé de faire l’acteur. Delmas m’a posé les mêmes questions qu’à l’hôpital, mais en mouvement, cette fois. Ici, non là, un peu plus vers la gauche, et l’imper, il l’avait sous le bras et pas sur lui, et les empreintes ? Vous en trouverez sur la moquette, j’ai dit, avec la main en prime, pour faciliter le boulot. Où est-elle, d’ailleurs, cette main ?

La sculpture, en revanche, on sait ce qu’elle est devenue, elle est rangée au dépôt, là où s’entassent les milliers d’œuvres qui attendent d’être choisies par un musée de province ou une mairie. Celle-là ira sûrement garnir le parc d’une piscine municipale, quelque part en France. La revoir là, droite et menaçante, m’aurait sans doute gêné. Je n’aurais pas pu m’empêcher de scruter la branche qui m’a amputé. J’aurais vraiment préféré la R16. Mais le pire, c’est que ces bagnoles-là on les compresse et ça fait des œuvres d’art, aussi. Sans parler des artistes extrémistes qui s’amputent eux-mêmes, dans des galeries d’avant-garde, au milieu de quelques privilégiés. Le Body-Art, je crois que ça s’appelle. J’avoue que je m’y perds un peu, au milieu de toutes ces formes d’expression…

Les traces ont été nettoyées, des carrés de moquette neufs jurent un peu avec les vieux, le mur droit du couloir est repeint par endroits.

Après une bonne heure de mascarade et de détails pinailleurs, le flic s’est adressé à moi, mais j’ai bien cru qu’il cherchait plutôt l’oreille de la big boss.

— Nous avons son signalement. Si c’est vraiment quelqu’un du milieu de l’art, qui plus est l’Art contemporain, il nous reste des chances. Mais à mon avis c’était une commande pour un collectionneur. Quelqu’un voulait la dernière toile de Morand, on la lui a procurée, c’est tout. Si l’œuvre avait été d’une grande valeur marchande on aurait pu partir sur d’autres suppositions. Mais là… Morand… qui le connaît ? Quelle est sa cote ? Je vais demander à nos experts de se renseigner sur les demandes, les collections éventuelles autour de l’artiste, mais je ne pense pas que ça intéresse beaucoup d’acheteurs.

Il regarde distraitement vers Coste et lui demande ce qu’elle en pense. Et après tout, il a raison. Car moi, la cote de Morand, je m’en fous autant que de l’avenir de l’art.

— La plus grosse partie de son œuvre nous vient des États-Unis. J’ai choisi de faire cette rétrospective parce que je trouvais intéressant de montrer l’œuvre d’un émigrant, comme n’importe quel émigrant qui cherche du travail dans un pays autre, ce en quoi Morand a tout de suite saisi, je veux dire dès 64, que la plupart des évolutions viendraient des États-Unis. J’ai choisi les œuvres dans son dernier atelier de Paray-le-Monial que j’avais visité de son vivant, un an après son retour.