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Cet épisode consternant rapprocha Antoine de sa mère. À son retour d’Allemagne, il identifia le rythme lourd et lent de sa vie à ce qu’il pensa être sa solitude, son chagrin, et la considéra d’un œil nouveau, vaguement tragique. Et bien sûr, comme l’aurait fait n’importe quel garçon de son âge, il en vint à se sentir responsable d’elle. Elle avait beau être une femme agaçante (et même parfois franchement pénible), il crut voir en elle quelque chose d’excusable qui dépassait tout, le quotidien et les défauts, le caractère, les circonstances… Pour Antoine, rendre sa mère plus malheureuse encore qu’il l’imaginait était inconcevable. Jamais il ne se défit de cette certitude.

Tout cela, joint à sa nature peu expansive, faisait d’Antoine un enfant somme toute un peu dépressif, ce que l’apparition de la PlayStation de Kevin n’avait fait que renforcer. Dans le triangle père absent, mère rigide, copains éloignés, le chien Ulysse occupait évidemment une place centrale.

Sa mort et la manière dont elle survint furent pour Antoine un événement particulièrement violent.

Le propriétaire d’Ulysse, M. Desmedt, était un homme taciturne, irascible, solide comme un chêne, avec des sourcils broussailleux et un visage de samouraï furieux, toujours sûr de son droit, le genre à ne pas changer d’avis facilement. Et bagarreur. Il n’avait jamais été autre chose qu’ouvrier chez Weiser, jouets en bois depuis 1921, la principale entreprise de Beauval où sa carrière avait été émaillée d’accrochages et de disputes. Il avait même été mis à pied, deux ans plus tôt, pour avoir giflé M. Mouchotte, son contremaître, devant tous leurs collègues.

Il avait une fille d’une quinzaine d’années, Valentine, qui faisait son apprentissage de coiffeuse à Saint-Hilaire et un fils, Rémi, six ans, qui vouait à Antoine une admiration sans bornes et le suivait dès qu’il le pouvait.

Le petit Rémi, au demeurant, n’était pas un fardeau. Taillé sur le modèle de son père, il avait déjà l’épaisseur d’un futur bûcheron, il était facilement capable de monter avec Antoine jusqu’à Saint-Eustache et même jusqu’à l’étang. Mme Desmedt considérait Antoine, et elle n’avait pas tort, comme un garçon responsable à qui on pouvait confier Rémi lorsque l’occasion se présentait. L’enfant jouissait de toute manière d’une assez grande liberté de mouvement. Beauval est une ville de taille modeste, dans le même quartier tout le monde ou presque se connaît. Les enfants, qu’ils jouent près de la scierie ou qu’ils aillent à la forêt, qu’ils s’ébrouent du côté de Marmont ou de Fuzelières, sont toujours sous le regard d’un adulte travaillant ou passant par là.

Antoine, qui avait du mal à garder son secret, avait un jour emmené Rémi voir sa cabane suspendue. L’enfant n’avait pas ménagé son admiration pour cette prouesse technique, il avait fait plusieurs tours d’ascenseur dans un enthousiasme total. Après quoi, grande discussion, Rémi, écoute-moi bien, c’est un secret, personne ne doit savoir pour cette cabane. Jusqu’à ce qu’elle soit complètement terminée, tu comprends ? Je peux compter sur toi ? On n’en parle à personne, hein ? Rémi avait juré, craché, croix de bois, croix de fer, et pour autant qu’Antoine pouvait le savoir, il avait tenu parole. Partager un secret avec Antoine, pour lui, c’était faire partie des grands, c’était être grand. Il avait montré qu’il était digne de confiance.

Le 22 décembre fut une journée assez douce, quelques degrés au-dessus des normales saisonnières.

Antoine était évidemment excité par la venue de Noël (il espérait bien que son père, cette fois-ci, lirait attentivement sa lettre et lui enverrait une PlayStation), mais il se sentait un peu plus seul encore que d’habitude.

N’y tenant plus, il s’était lancé : il en avait parlé à Émilie.

Antoine avait découvert la masturbation un an plus tôt et cette activité était devenue multiquotidienne. Maintes fois, dans le bois, il s’était appuyé d’une main à un arbre, le jean sur les chevilles, et s’était soulagé en pensant à Émilie. Il avait pris conscience qu’en fait, c’était à son intention qu’il avait réalisé tout cela, qu’il avait construit un nid dans lequel il avait envie de l’emmener.

Quelques jours plus tôt, elle l’avait accompagné dans le bois, elle avait regardé la construction avec scepticisme, il fallait monter là-haut ? Peu portée sur le génie civil, elle était venue dans l’intention de flirter avec Antoine, elle envisageait difficilement d’avoir à le faire à trois mètres du sol. Elle avait minaudé un moment en tortillant une mèche blonde autour de son index et comme Antoine, vexé par sa réaction, ne semblait pas d’humeur à se prêter au jeu, elle était repartie.

Son passage avait laissé à Antoine un mauvais goût dans la bouche, Émilie en parlerait aux autres, il se sentait vaguement ridicule.

Il était rentré de Saint-Eustache et même l’atmosphère de Noël, la perspective de son cadeau n’étaient pas parvenues à lui faire oublier l’échec avec Émilie qui, avec le temps, prenait, dans son esprit, des allures d’humiliation.

Il est vrai que l’ambiance de fête, à Beauval, était largement teintée d’inquiétude. Décorations, sapin sur la place, concert de la chorale municipale, etc., la ville sacrifiait, comme tous les ans, aux festivités de fin d’année, mais avec une certaine réserve depuis que l’entreprise Weiser, en étant menacée, menaçait un peu tout le monde. La perte d’intérêt du grand public pour les jouets en bois était une évidence. On s’arc-boutait sur la fabrique des pantins, des toupies et des petits trains en frêne, mais on offrait des consoles vidéo à ses enfants, on sentait bien que quelque chose ne tournait pas rond, que l’avenir était menacé. Les rumeurs sur la diminution de l’activité de Weiser circulaient cycliquement. On était déjà passé de soixante-dix personnes à soixante-cinq, puis à soixante, puis à cinquante-deux. M. Mouchotte, le contremaître, avait été licencié deux ans plus tôt et n’avait toujours rien retrouvé. M. Desmedt lui-même, quoique parmi les plus anciens, vivait dans l’inquiétude. Il craignait, comme bien d’autres, de lire son nom sur la prochaine liste, dont certains prétendaient qu’elle arriverait juste après les fêtes…

Ce jour-là, un peu avant 18 heures, le chien Ulysse traversa la rue principale de Beauval à la hauteur de la pharmacie et fut renversé par une voiture. Le chauffeur ne s’arrêta pas.

On porta le chien chez les Desmedt. La nouvelle se répandit. Antoine se précipita. Ulysse, allongé dans le jardin, respirait lourdement. Il tourna la tête vers Antoine qui restait à la barrière, pétrifié. Une patte et des côtes cassées, l’intervention du vétérinaire s’imposait. M. Desmedt, les mains dans les poches, regarda longuement son chien, rentra dans la maison, en ressortit avec son fusil et lui tira dans le ventre une cartouche à bout portant. Après quoi, il fourra le corps du chien dans un sac plastique destiné aux gravats. Affaire réglée.

Tout avait été si vite qu’Antoine en resta la bouche ouverte, incapable d’articuler le moindre mot. Il n’aurait d’ailleurs pas eu d’interlocuteur. M. Desmedt était rentré chez lui et avait refermé la porte. Le sac gris contenant les restes d’Ulysse était stocké à l’extrémité du jardin, avec les autres remplis de débris de plâtre et de ciment provenant du clapier que M. Desmedt avait détruit la semaine précédente pour en reconstruire un neuf.

Antoine rentra chez lui assommé.

Sa peine était si grande que le soir, il ne trouva pas la force d’en parler à sa mère à qui l’événement avait de toute manière échappé. La gorge serrée, le cœur terriblement lourd, il ne cessait de revoir la scène, le fusil, la tête d’Ulysse, ses yeux surtout, la silhouette massive de M. Desmedt… Incapable de s’exprimer et même de manger, il prétexta qu’il n’était pas bien, monta dans sa chambre et pleura longtemps. D’en bas, sa mère demanda : « Ça va, Antoine ? » Il fut surpris de parvenir à articuler un « Ça va, oui ! » assez clair qui suffit à Mme Courtin. Il ne s’endormit que très tard, son sommeil fut visité par des chiens morts et des fusils, il s’éveilla rompu de fatigue.