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Le jeudi, Mme Courtin partait très tôt travailler au marché. C’était, de tous les petits jobs qu’elle parvenait à glaner ici et là tout au long de l’année, le seul qu’elle détestait réellement. À cause de M. Kowalski. Un rapiat, disait-elle, qui payait ses employés le tarif minimum, toujours en retard, et leur vendait à moitié prix des denrées qu’il aurait dû jeter. Se lever aux aurores pour trois francs six sous ! mais elle le faisait quand même depuis près de quinze ans. Le sens du devoir. Elle en parlait dès la veille, ça la rendait malade. Grand et maigre, un visage osseux, des joues creuses, des lèvres minces et des yeux ardents, nerveux comme un chat, M. Kowalski correspondait assez peu à l’idée que l’on se fait d’un charcutier-volailler. Antoine, qui le croisait régulièrement, lui trouvait une tête à faire peur. Il avait acheté une charcuterie à Marmont, qu’il tenait avec deux commis depuis la mort de son épouse, deux ans après son arrivée dans la région. « Veut jamais embaucher, grommelait Mme Courtin, trouve toujours qu’on est bien assez nombreux. » Il faisait le marché de Marmont et, chaque jeudi, il assurait une tournée de quelques villages qui s’achevait à Beauval. Le long visage émacié de M. Kowalski était un sujet de plaisanterie parmi les enfants qui l’avaient surnommé Frankenstein.

Ce matin-là, Mme Courtin prit, comme chaque semaine, le premier autocar pour Marmont. Antoine, qui ne dormait déjà plus, l’entendit fermer la porte avec précaution, il se leva, regarda par la fenêtre de sa chambre, vit le jardin de M. Desmedt. Là-bas, dans un angle qu’il ne pouvait percevoir, il y avait le sac à gravats qui…

Les larmes le submergèrent de nouveau. Ce n’était pas seulement à cause de la mort du chien qu’il était inconsolable mais parce qu’elle faisait douloureusement écho à la solitude des derniers mois, toute une somme de déceptions et de déconvenues.

Comme elle ne rentrait jamais avant le début d’après-midi, sa mère inscrivait les corvées de la journée sur une grande ardoise accrochée dans la cuisine. Il y avait toujours du ménage, quelque chose à aller chercher et des courses à la supérette et des recommandations à n’en plus finir, range ta chambre, tu as du jambon dans le frigo, mange au minimum un yaourt et un fruit, etc.

Mme Courtin, qui préparait pourtant tout à l’avance, lui trouvait toujours des choses à faire, elle n’était jamais en peine. Antoine reluquait depuis plus d’une semaine dans le placard le colis envoyé par son père, qui avait une taille compatible avec une PlayStation dans son emballage, mais le cœur n’y était pas. La mort du chien le hantait par la manière brutale et soudaine avec laquelle elle était survenue. Il se mit au travail. Il fit les courses sans parler à personne, au boulanger il ne répondit que d’un signe de tête, il aurait été incapable de prononcer un mot.

En début d’après-midi, il n’avait qu’une hâte, aller se réfugier à Saint-Eustache.

Il rassembla ce qu’il n’avait pas mangé pour le jeter quelque part sur son passage. Devant chez les Desmedt, il se força à ne pas regarder le coin de jardin où étaient stockés les sacs-poubelle, il pressa le pas, son cœur cognait à se rompre, cette proximité ravivait sa douleur. Il serra les poings, se mit à courir et ne s’arrêta qu’au pied de sa cabane. Lorsqu’il reprit son souffle, il leva les yeux. Cet abri auquel il avait consacré tant d’heures lui apparut d’une laideur consternante. Ces bouts de bâche, de tissu, de toile goudronnée donnaient une impression de bidonville. Il se souvint de la mine dépitée d’Émilie devant cette construction… En rage, il monta à l’arbre et détruisit tout, jetant au loin les morceaux de bois, les planches. Quand tout fut dispersé, il redescendit, à bout de souffle. Il s’adossa à l’arbre, se laissa glisser au sol et resta un long moment à se demander ce qu’il allait faire. La vie n’avait plus aucun goût.

Ulysse lui manquait.

Ce fut Rémi qui arriva.

Antoine vit, de loin, avancer sa petite silhouette. Il marchait avec prudence, comme s’il avait peur d’écraser des champignons. Enfin, il fut devant Antoine qui, la tête entre les bras, était secoué de sanglots, il resta là, les bras ballants. Il regarda le haut de l’arbre, s’aperçut que tout avait été détruit, ouvrit la bouche, mais fut brusquement interrompu.

— Pourquoi il a fait ça, ton père ! hurlait Antoine. Hein, pourquoi il a fait ça ?

La colère l’avait mis debout. Rémi le fixa, les yeux écarquillés, écoutant les reproches sans bien les comprendre parce qu’à la maison, on lui avait seulement dit qu’Ulysse s’était sauvé, ce qu’il faisait périodiquement.

À cet instant, débordé par un insurmontable sentiment d’injustice, Antoine n’était plus lui-même. L’effet de sidération provoqué par la mort d’Ulysse venait de se transformer en fureur. Aveuglé par la colère, il attrapa le bâton qui servait naguère au monte-charge, le brandit comme si Rémi était un chien et lui le propriétaire.

Rémi, qui ne l’avait jamais vu dans un tel état, en fut effrayé.

Il se retourna, fit un pas.

Antoine prit alors le bâton à deux mains et, ivre de rage, en frappa l’enfant. Le coup porta à la tempe droite. Rémi s’effondra, Antoine s’approcha, tendit la main, lui secoua l’épaule.

Rémi ?

Il devait être assommé.

Antoine le retourna pour lui tapoter les joues, mais quand l’enfant fut sur le dos, il vit ses yeux ouverts.

Fixes et vitreux.

Et une certitude lui traversa l’esprit : Rémi était mort.

2

Le bâton vient de lui tomber des mains. Il regarde le corps de l’enfant, tout près de lui. Il y a quelque chose de si étrange dans sa posture, il ne saurait dire quoi, un abandon… Qu’est-ce que j’ai fait ? Et maintenant, quoi faire ? Aller chercher du secours ? Non, il ne peut pas l’abandonner là, non, ce qu’il faut, c’est l’emporter, courir jusqu’à Beauval, foncer chez le docteur Dieulafoy.

— T’inquiète, murmure Antoine, on va t’emmener à l’hôpital.

Il a parlé très bas, comme pour lui.

Il se penche, glisse ses bras sous le corps de l’enfant et se relève. Il ne sent pas sa force et c’est tant mieux parce qu’il va falloir en faire, du chemin…

Il se met à courir, mais le corps de Rémi, dans ses bras, est soudain très lourd. Antoine s’arrête. Non, ce n’est pas qu’il est lourd, c’est qu’il est mou. La tête est totalement rejetée en arrière, les bras tombent le long du corps, les pieds ballottent comme ceux d’un pantin. C’est comme porter un sac.

La volonté d’Antoine cède d’un coup, il plie les genoux, contraint de reposer Rémi au sol.

Est-ce qu’il est vraiment… mort ?

Devant cette question, le cerveau d’Antoine se bloque, plus rien ne fonctionne, les idées ne passent plus.

Il fait le tour pour regarder son visage. S’accroupir lui demande un effort terrible. Il observe la couleur de la peau, la bouche entr’ouverte… Il tend le bras, mais ne parvient pas à toucher le visage de l’enfant, un mur invisible s’est élevé entre eux, sa main bute sur un obstacle impalpable qui l’empêche de l’atteindre.