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Mme Courtin rentra chez elle (« En taxi… On aurait pu prendre le car… »), aéra la maison (« Tu aurais quand même pu le faire, Antoine ! »), établit une liste de courses (« Attention, les biscottes, c’est Heudebert, s’il n’y en a pas, tu ne prends rien ! »)…

Ce qu’Antoine avait toujours difficilement supporté, bientôt il n’aurait plus à le faire, mais pour l’heure il accueillait les remarques de sa mère avec bonhomie tant il était heureux et soulagé de la voir rentrer chez elle. « Plus de peur que de mal », disait-elle aux connaissances qui l’appelaient. L’annonce de son retour avait déjà fait trois fois le tour de Beauval.

Antoine retarda le plus longtemps possible le moment d’aller en ville, d’être accosté par tous ceux qui lui demanderaient des nouvelles de sa maman. Alors, Blanche est rentrée ? Eh ben, tant mieux, tant mieux, c’est qu’on a eu peur, tu sais, moi, j’étais pas là, mais on m’a raconté, le bond qu’elle a fait, oh oui, la peur qu’on a eue… Il s’interrogeait aussi avec inquiétude : les Mouchotte avaient-ils rendu publique l’infortune de leur fille, mais non, personne n’était au courant. Ni Émilie ni ses parents n’avaient désiré affronter une situation que, chez n’importe qui d’autre, ils auraient condamnée.

Théo, qui montait quatre à quatre les marches de la mairie, lui fit un petit signe de loin. Il croisa aussi Mademoiselle, comme on appelait la fille de Me Vallenères. Deux fois par semaine, elle quittait la maison de santé médicalisée où elle avait été placée à la mort de son père et faisait son tour en ville, poussée par une garde-malade. Elle s’installait à la terrasse du Café de Paris. En été, elle y mangeait une glace dont l’infirmière essuyait les coulures sur son menton, en hiver c’était un chocolat brûlant qu’on lui faisait boire à petites gorgées. Son fauteuil roulant n’était plus le véhicule fantasque et bariolé d’autrefois, mais la jeune femme, elle, n’avait pas changé, son corps était toujours ce cep de vigne asséché, on voyait toujours, posées sur sa couverture écossaise, ses mains blanches et glacées, son visage était, aujourd’hui encore, un regard incandescent dans un masque mortuaire.

Antoine attendit patiemment son tour dans toutes les boutiques où, sans souci du temps, s’échangeaient les nouvelles.

Il se sentait rempli d’une légère euphorie qui, bien sûr, devait beaucoup à la fatigue des derniers jours, mais qui traduisait aussi un état progressif de réassurance. S’il n’y avait pas eu cette histoire avec Émilie Mouchotte… Même cela, il le considérait comme un embarras mineur à côté des menaces qui s’étaient accumulées au-dessus de lui… Qu’est-ce que ce serait, un peu d’argent, la belle affaire…

Il n’osait pas encore y croire.

Il allait terminer ses études, partir loin de tout ça, reconstruire sa vie.

19

Sans surprise, M. Kowalski fut libéré le surlendemain, innocenté, mais tout aussi suspect aux yeux des habitants de Beauval qui ne changeaient pas facilement d’avis, il n’y a pas de fumée sans feu, ça ne changerait jamais.

À mesure que l’inquiétude d’Antoine se calmait, en écho, l’intérêt de sa mère pour les nouvelles locales se tassa. Elle ne fixait plus l’écran de télévision avec la même avidité que ces derniers jours à l’hôpital. C’est tout juste si, contrairement à Antoine, elle prêta attention à la déclaration du procureur de la République répondant aux journalistes depuis le palais de justice de la préfecture :

« Non, faire passer un test ADN à l’ensemble de la population de Beauval n’est pas réaliste. Ce projet excéderait de loin nos disponibilités financières, mais surtout, il ne s’appuierait sur aucune donnée rigoureuse. Il n’y a aucune raison objective pour que le porteur de l’ADN que nous recherchons (s’il s’agit bien du meurtrier du petit Rémi Desmedt !) soit plutôt un habitant de Beauval que celui d’une ville voisine ou simplement une personne de passage… »

— Eh ben voilà ! grommela Mme Courtin, comme si le magistrat confirmait là une théorie qu’elle avait toujours défendue.

Cette dernière hypothèque levée, Antoine était maintenant libre de partir : Mme Courtin avait repris du poil de la bête, il était temps de rentrer et de retourner à la préparation de ses examens.

— Déjà ? demanda Mme Courtin sans y croire elle-même.

Sa mère, qui avait insisté pour organiser un « petit repas » (elle appelait « petit » tout ce qu’elle trouvait important), enfila son manteau, direction le centre-ville où, chez les commerçants, elle ferait figure de miraculée avec de faux airs de modestie qui faisaient sourire Antoine.

Il rassembla ses affaires. Il ne voulait pas appeler Laura, il se réservait de la surprendre à son tour par son arrivée.

Mme Courtin, pendant le repas, s’offrit le luxe d’un doigt de porto. Ils déjeunèrent sans échanger grand-chose, un peu étonnés l’un et l’autre de se trouver là, ensemble, dans cette circonstance imprévue dont l’issue, deux jours plus tôt, semblait encore si incertaine.

Puis Mme Courtin regarda l’heure, étouffa un bâillement.

— Tu as le temps, lui dit Antoine.

Elle monta faire un petit somme avant son départ.

La maison se mit à fourmiller de silence.

Puis la sonnerie de la porte résonna. Antoine ouvrit.

C’était M. Mouchotte.

Les deux hommes n’eurent pas un geste l’un pour l’autre, gênés tous les deux par cette situation incongrue. Antoine se rendit compte que jamais encore il n’avait parlé directement avec le père d’Émilie.

Il s’écarta et l’invita à entrer.

M. Mouchotte était un homme grand, aux cheveux très courts comme ceux des militaires et au nez avantageux. L’ensemble, conforté par une volonté permanente d’affirmer sa dignité et un port rigide, lui donnait un vague air d’empereur romain. Ou d’instituteur du siècle dernier, il tenait d’ailleurs les mains derrière le dos, ce qui lui permettait de bomber le torse et de relever le menton.

Antoine était mal à l’aise, il n’avait aucune envie d’endurer une leçon de morale, toute cette histoire n’était rien d’autre qu’un accident. Si les Mouchotte tenaient absolument à ce que l’enfant d’Émilie vienne au monde, Antoine n’y pouvait rien, il n’éprouvait aucune culpabilité, mais il sentait clairement, à l’attitude déterminée et même menaçante de M. Mouchotte, qu’il ne s’en tirerait pas si facilement : on était venu lui réclamer de l’argent, on spéculait déjà sur ce qu’un médecin pourrait gagner.

Antoine serra les poings, on allait tenter de profiter de la situation, il ne s’était pas renseigné sur ses droits…

— Antoine…, commença M. Mouchotte, ma fille a cédé à vos avances. À votre insistance…

— Je ne l’ai pas violée !

Intuitivement, Antoine pensa qu’une attitude offensive, délibérément non coupable, était la plus efficace, il n’avait pas l’intention de s’en laisser conter.

— Je n’ai pas dit cela ! protesta M. Mouchotte.

— C’est heureux. J’ai proposé à Émilie une solution qu’elle a préféré refuser. C’est son choix, mais c’est aussi sa responsabilité.

M. Mouchotte resta interdit et offusqué.

— Vous ne voulez pas dire que…

Il s’en étouffait, les mots ne lui venaient pas…

Antoine se demanda si Émilie avait rapporté à son père sa proposition d’avortement ou s’il la découvrait maintenant.