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Le petit Maxime était né un 1er avril. Ah, on en avait entendu des plaisanteries fines à ce sujet, toute la famille s’y était mise, quelle blague, et c’est un Bélier, attention, hein, pas un Poisson ! ha ha ha ! Le prénom de Maxime, qui en disait long sur les fantasmes de grandeur de la famille, avait été imposé par M. Mouchotte, évidemment.

Après le mariage qui avait déjà été une histoire infernale (trois mois à plein temps pour quatre personnes, réunions de famille pour les faire-part, réunions d’église pour la messe, tractations pour le repas, déchirements pour les invitations, l’enfer…), la grossesse d’Émilie avait mobilisé le ban et l’arrière-ban, elle était indiscutablement la première femme à être enceinte depuis la Création.

Émilie était une mère triomphante. Elle avait porté son ventre très en avant, bien visible, comme un signe extérieur de richesse, elle passait devant tout le monde dans les files d’attente avec un sourire victorieux, demandait une chaise dans les boutiques et soufflait ostensiblement jusqu’à ce qu’on s’inquiète, elle se livrait alors au compte rendu détaillé des effets primaires et secondaires de cette grossesse en n’épargnant rien à personne, on avait droit à tout, les douleurs, les diarrhées, les vomissements, les sommeils ; je croyais qu’il gigotait, mais non, c’était les gaz ! Ah, les gaz ! c’est à cause de l’abdomen qui est compressé, quelle aventure c’était, oui, c’est éreintant (elle adorait ce mot-là), mais c’est aussi un « merveilleux cadeau de la vie », et quand elle était en grande forme, elle improvisait à ravir sur le thème « quelle plus belle aventure pour une femme que de donner naissance à un enfant ». Antoine était très déprimé.

Il n’avait d’abord rien ressenti pour son fils, ni amour, ni haine, il n’appartenait pas à sa vie. Émilie et sa mère jouaient à la poupée en permanence avec ce bébé qu’Antoine ne faisait que croiser. Il le soignait comme la plupart des bébés de la commune, c’en était un parmi tous les autres.

Puis Maxime s’était mis à marcher, puis à parler, et, chose à laquelle Antoine ne s’était pas attendu, il ne ressemblait pas aux Mouchotte. Parfois il avait l’impression que cet enfant tenait de lui, et il se sentait flatté, même si chez les autres il avait toujours trouvé cela ridicule.

Peut-être percevait-il cette ressemblance parce qu’il la désirait. Pour l’heure, il se contentait de l’observer. Il ne savait pas à quoi leur relation était promise.

Antoine redémarra, prit sur la droite, mon Dieu, plus d’une heure et demie de retard, la salle d’attente devait être bondée. Tant pis, ils attendraient, d’ailleurs ils attendaient toujours, Antoine était rapidement devenu un médecin très apprécié des Beauvalois. Celui-là, au moins, on connaissait sa mère.

Il s’arrêta en bas du perron, laissa les clés sur le contact, sortit en s’abritant de la pluie et entra dans la vaste maison. Il ne resterait pas longtemps, mais il avait promis, alors il venait. Bonjour docteur, on ne pensait plus vous voir à cette heure-ci, donnez-moi votre manteau, elle est impatiente, vous savez.

Oui, mais elle faisait toujours semblant d’être préoccupée par autre chose. Lorsqu’il entrait dans la salle, elle levait vers lui un regard surpris, ah, c’est vous, quel bon vent vous amène… ?

Mademoiselle avait maintenant trente et un ans, elle en faisait quinze de plus. Elle était effroyablement maigre, mais Antoine savait que ce squelette allait sans doute défier la mort pendant des décennies. Si Mademoiselle avait espéré mourir, ce désir lui était passé, un peu comme à Antoine celui de s’enfuir.

Il approcha une chaise, fouilla dans sa sacoche et, après avoir jeté un long regard circulaire, en sortit une plaquette de chocolat qu’il glissa sous la couverture de Mademoiselle. C’était un secret pour la forme, tout le monde savait qu’elle n’y avait pas droit et qu’elle en mangeait, y compris son médecin qui était son principal fournisseur.

Mademoiselle souleva discrètement le coin de la couverture pour voir la marque, elle fit une moue assez dégoûtée.

— Vous n’êtes pas très bon perdant, docteur…

Ils avaient commencé à jouer aux échecs lorsque Antoine avait pris, à la maison de santé, la succession du docteur Dieulafoy, mais il n’avait jamais le temps d’une vraie partie. C’est elle qui avait eu l’idée : ils échangeaient maintenant leurs coups par e-mail. Antoine réfléchissait à sa stratégie en voiture, répondait avant d’entrer chez un patient, recevait la réponse pendant sa consultation, répliquait à sa sortie. Mademoiselle avait raison, il n’était pas un bon perdant. Non pas à cause de la défaite, mais à cause de son systématisme : avec elle, il n’avait jamais gagné une seule partie. Il venait lui apporter du chocolat chaque fois qu’il perdait de nouveau.

— Je ne vais pas pouvoir rester, j’ai près de deux heures de retard.

— Eh bien, ils partiront, vos patients, ça leur fera peut-être beaucoup de bien ! Si ça se trouve, demain matin vous irez les voir et ils seront guéris !

Toujours la même chanson, comme un vieux couple. Antoine saisit l’extrémité des doigts de Mademoiselle, des doigts glacés et osseux qui attrapaient la main d’Antoine avec avidité, merci, à bientôt.

Retour sous la pluie. Beauval.

La ville avait changé ces dernières années. Le parc Saint-Eustache avait été une réussite, en saison, on y venait de toute la région. Parc familial, proximité, le concept avait fait recette. M. Weiser avait permis à Beauval de prendre le bon virage, son fils avait été élu dès le premier tour. Le tourisme avait déclenché des embauches, les commerçants étaient heureux et une ville dont les commerçants sont satisfaits est une ville contente de soi.

Ce virage avait d’ailleurs correspondu à la renaissance du jouet en bois. Ringard dans les années 90, il était redevenu à la mode avec la poussée écologiste de la population française, on s’était remis à adorer les petits trains en frêne et les toupies en sapin. Weiser, jouets en bois depuis 1921, avait presque retrouvé son niveau d’emploi d’avant la crise.

Salle d’attente bondée, chaleur moite, l’humidité coulant sur les vitres.

Antoine entrouvrit la fenêtre, ce que personne ne s’était permis de faire. Il lança un bonjour à la cantonade, accompagné d’un petit geste censé excuser son retard. Un murmure d’assentiment se fit entendre, on aimait bien avoir un médecin débordé, son activité garantissait sa qualité.

Il reconnut M. Fremont, Valentine, M. Kowalski. Le docteur Dieulafoy avait accueilli la proposition de reprise d’Antoine avec tout l’enthousiasme dont il était capable. La passion qu’il avait pour son métier avait fait craindre à Antoine qu’il refuse de décrocher, qu’il propose une collaboration, qu’il intervienne sans cesse, mais pas du tout. Le cabinet sitôt vendu, il était parti pour Viet Tri, une ville située au nord d’Hanoi où il était allé prendre soin de sa mère, une femme de quatre-vingts ans qu’il n’avait pas vue depuis près de cinquante ans. Avant de s’en aller, il avait laissé à Antoine des fiches extraordinairement détaillées sur chaque patient, ils avaient même pris un temps infini, c’était l’exigence du vieux médecin, pour parler des cas les plus problématiques.

Antoine avait découvert à ce moment-là que M. Kowalski faisait partie de la clientèle, mais il ne l’avait encore jamais vu dans le cabinet. Quant à Valentine, il faudrait négocier, elle venait six fois par an solliciter un arrêt de travail, accompagnée de plusieurs de ses mômes pour l’attendrir ou exciter sa pitié. Antoine se montrait toujours faible avec elle, il renâclait à rédiger l’arrêt de travail, mais il finissait par le faire. Il ne se l’avouait pas, mais Valentine occupait une place embarrassante dans son histoire, elle était avant tout la jeune fille frappée par la disparition de son petit frère, la sœur de l’enfant qu’Antoine avait tué.