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« La réalité se réduit à quelques misérables mots, as-tu dit. Donc, les mots sont la réalité. Mais comment les mots peuvent-ils devenir l’histoire ?

— C’était une très bonne pièce, la pièce que j’ai vue, rêvassait Kasqueth. Il y avait des combats, et personne n’est vraiment mort. Quelques très bonnes tirades, j’ai trouvé. »

Nouveau crissement de papier de verre côté duchesse.

« Fou ? lança-t-elle.

— Madame ?

— Peux-tu écrire une pièce ? Une pièce qui fera le tour du monde, une pièce dont on se souviendra longtemps après que les rumeurs se seront tues.

— Non, madame. Il faut un talent particulier.

— Mais peux-tu trouver quelqu’un qui l’a, ce talent ?

— Il existe des auteurs, madame.

— Trouves-en un, murmura le duc. Trouve le meilleur. Trouve le meilleur. La vérité jaillira. Trouves-en un. »

* * *

La tempête se reposait. Elle n’y tenait pas mais se reposait quand même. Pendant deux semaines elle avait doublé un célèbre anticyclone au-dessus de la mer Circulaire : elle s’était présentée tous les jours, avait traîné sans rien faire dans le front froid, bien contente qu’on lui propose à l’occasion de déraciner un arbre par-ci par-là ou de faire voltiger une ferme jusqu’à telle cité d’émeraude de son choix. Mais le grand bouleversement climatique n’avait jamais eu lieu.

Elle se consolait en songeant que même les très grandes tempêtes du passé – le Grand Ouragan de 1789, par exemple, ou Zelda la Rafale et ses Étonnantes Pluies de Grenouilles – avaient traversé des mauvaises passes de ce genre à un certain stade de leurs carrières. Ça faisait tout bonnement partie de la grande tradition du temps.

En outre, elle avait longuement tenu l’affiche dans les plaines, façon pantomime, en apportant une neige de saison et des gelures au dernier degré à des millions de gens. Elle était aujourd’hui remontée dans les montagnes sans grand-chose d’autre à faire qu’agiter la bruyère ; elle n’avait plus qu’à se résigner. Humaine, elle aurait meublé le temps en portant un chapeau de carton dans une usine à hamburgers.

Pour l’heure, elle observait trois silhouettes qui se déplaçaient lentement sur la lande et convergeaient d’un pas décidé vers un bout de terrain dénudé où se dressait le menhir ; enfin… où il se dressait d’habitude, car on ne le voyait présentement nulle part.

Elle reconnut de vieilles amies, des connaisseuses, et elle leur adressa en manière de salut un bref roulement de tonnerre parfaitement hors de saison. Qui les laissa complètement indifférentes.

« Le foutu caillou s’est tiré, fit Mémé Ciredutemps. Sont pourtant nombreux. »

Elle avait la figure pâle. Elle avait peut-être aussi les traits tirés ; mais alors tirés à main levée par un dessinateur névrosé. Elle ne donnait pas l’impression de vouloir rigoler. Pas du tout.

« Allume le feu, Magrat, ajouta-t-elle machinalement.

— On se sentira sans doute mieux après une tasse de thé », fit Nounou Ogg qui articula sa phrase comme s’il s’agissait d’une incantation. Elle farfouilla dans les replis de son châle. « Légèrement arrosé, reprit-elle en sortant une petite bouteille d’eau-de-vie de pomme.

— L’alcool est perfide et obscurcit l’esprit, dit vertueusement Magrat.

— Moi, j’y touche jamais, à ce truc-là, dit Mémé Ciredutemps. Faut garder les idées claires, Gytha.

— Rien qu’une goutte dans l’thé, ça s’appelle pas boire, fit Nounou. C’est un médicament. Le vent d’ici est drôlement frisquet, mes sœurs.

— Très bien, dit Mémé. Mais rien qu’une goutte. »

Elles burent en silence. Mémé finit par déclarer : « Bon, Magrat. Tu connais tout sur ces histoires de convents. Ça serait peut-être bien de s’y prendre comme il faut. On fait quoi, maintenant ? »

Magrat hésita. Elle n’osait pas proposer de danser nues.

« Y a une chanson, dit-elle. À la louange de la pleine lune.

— Elle est pas pleine, fit remarquer Mémé. Elles est chaipas-quoi. Bombée.

— Gibbeuse, dit Nounou avec obligeance.

— Je crois que c’est à la louange des pleines lunes en général, risqua Magrat. Et après, on passe par une prise de conscience. On a vraiment besoin de la pleine lune pour ça, j’en ai peur. C’est très important, les lunes. »

Mémé posa sur elle un long regard calculateur.

« C’est ça, la sorcellerie moderne, hein ?

— Ça en fait partie, Mémé. Y en a encore bien plus. »

La vieille Ciredutemps soupira. « Chacune son truc, j’imagine. Mais pas question que j’laisse un gros caillou rond et brillant me dire, à moi, ce que j’dois faire.

— Oui, fait chier, tout ça, renchérit Nounou. On a qu’à jeter un sort. »

* * *

C’était la nuit, et le fou suivait les couloirs à pas feutrés. Il avait en outre pris ses précautions. Magrat lui avait fait une description haute en couleur du caractère de Gredin, alors il avait emprunté une paire de gants et une espèce de guimpe en métal dans la réserve de cottes de mailles héréditaires du château.

Il gagna le débarras, souleva prudemment le loquet, poussa la porte et se plaqua contre le mur.

Le couloir s’assombrit légèrement lorsque l’obscurité du local s’y répandit pour se mélanger à celle plus claire qui l’occupait déjà.

À part ça, rien. L’indice des boules de fourrure enragées, crachantes et meurtrières à franchir la porte ne décolla pas du zéro. Le fou se détendit et se glissa à l’intérieur.

Gredin lui tomba sur le crâne.

La journée avait été longue. La pièce n’offrait pas l’ambiance de folle animation à laquelle Gredin s’attendait et aspirait. Seul fait intéressant : la découverte, en milieu de matinée, d’une colonie de souris qui grignotaient depuis des générations une tapisserie inestimable retraçant l’histoire de Lancre et qui en arrivaient au roi Murune (709–745), victime d’un sort horrible[14], lorsqu’elles y eurent droit à leur tour. Il s’était fait les griffes sur un buste du seul vampire royal de Lancre, la reine Grimnir (1514–1553, 1553–1557, 1557–1562, 1562–1567 et 1568–1573). Il avait fait ses ablutions sur le portrait d’un monarque inconnu, lequel commençait à se dissoudre. À présent il sentait monter l’ennui, et aussi la colère.

Il ratissa de ses griffes l’emplacement présumé des oreilles du fou et ne récolta qu’un raclement métallique.

« Qui ch’est qu’est un bon gros chat ? fit le fou. Minou, minou, minou. »

Ce qui déconcerta Gredin. La seule autre personne à lui avoir jamais parlé comme ça, c’était Nounou Ogg ; en dehors d’elle tout le monde lui jetait du : « Fous-moi-l’camp-d’là-sale-matou ». Il se pencha tout doucement, intrigué par la nouveauté de la chose.

Côté fou, une tête de chat à l’envers descendit lentement dans son champ de vision ; une lueur d’intérêt se lisait dans le regard mauvais.

« Il veut rentrer à la maison, hein, le minou ? reprit-il d’un ton encourageant. Regarde la poporte, elle est ouverte. »

Gredin resserra son étreinte. Il avait trouvé un ami.

Le fou haussa les épaules avec grande précaution, se retourna et revint dans le couloir. Il redescendit au rez-de-chaussée, traversa la salle, sortit dans la cour, longea le corps de garde et franchit la porte principale où il salua, sans brusquerie, les sentinelles de la tête.

« Y a un type qui vient de passer avec un chat sur le crâne, remarqua l’une d’elles au bout d’une ou deux minutes de réflexion.

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14

Où intervenaient : un tisonnier porté au rouge, des cabinets, dix livres d’anguilles vivantes, cinq kilomètres de fleuve gelé, un tonneau de vin, deux oignons de tulipes, un certain nombre de gouttes empoisonnées pour les oreilles, une huître et un costaud armé d’un maillet. Le roi Murune ne se faisait pas facilement des amis.