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Le bras de Magrat lui picota pendant que le pouvoir le parcourait[15]. Le balai de Mémé fit un bond en avant.

« Laissez-m’en un peu, cria Magrat. Faut que je redescende, moi !

— Ça devrait pas être difficile, hurla Mémé par-dessus le hurlement du vent.

— Je veux dire : saine et sauve !

— T’es une sorcière, non ? Au fait, t’as amené le cacao ? J’me les gèle, moi, ici ! »

Magrat hocha la tête, au désespoir, et de sa main libre passa une bouteille dans un paillon.

« Bien, fit Mémé. Bravo. On se retrouve au pont de Lancre. » Elle dégagea ses doigts.

Magrat s’éloigna en tourbillonnant, secouée par le vent, fermement accrochée à un balai qui désormais, elle en avait peur, gardait encore autant de portance aérienne qu’un bout de bois de chauffage. Sûrement pas en mesure de retenir une femme adulte à qui l’index de la gravité faisait signe d’approcher.

Tandis qu’elle chutait vers le toit de la forêt en un long plongeon à plat, elle se dit qu’il y avait peut-être quelque chose de flatteur dans le refus catégorique de Mémé Ciredutemps de prendre en compte les problèmes des autres. Ça laissait entendre qu’elle les jugeait, les autres, parfaitement capables de se débrouiller tout seuls.

Un sortilège de Changement serait sans doute tout indiqué.

Magrat se concentra.

Ma foi, ça marchait apparemment.

Rien, aux yeux d’un mortel, n’avait en fait changé. Ce que Magrat avait effectué n’était qu’un simple réglage du processus mental : la sorcière désemparée et légèrement paniquée qui planait inexorablement vers un sol inhospitalier avait fait place à une femme réfléchie, lucide, optimiste, positive, parfaitement sereine, qui s’assumait totalement et savait d’où elle venait, même si, malheureusement, rien n’avait changé quant à sa destination. Mais elle l’appréhendait moins.

Elle talonna son balai et le fit cracher ses dernières gouttes de puissance dans un emballement brutal qui l’envoya zigzaguer au ras de la forêt, à peine un mètre au-dessus des arbres. Alors qu’il perdait encore de l’altitude et commençait à tracer un sillon dans le feuillage de la nuit, elle se tendit, pria les dieux de la forêt incidemment à l’écoute d’atterrir sur quelque chose de mou et lâcha tout.

Il existe sur le Disque trois mille dieux majeurs connus, et les théologiens des organismes de recherche en découvrent de nouveaux toutes les semaines. En dehors des dieux secondaires des rochers, des arbres et de l’eau, il y en a deux qui hantent les montagnes du Bélier : Hoki, mi-homme, mi-chèvre, farceur invétéré, banni de Dunmanifestine pour avoir servi la vieille blague du gui péteur à Io l’Aveugle, chef de tous les dieux, et puis Herne le Traqué, la déité craintive et terrifiée de toutes les petites créatures à fourrure vouées à finir leurs jours dans un craquement et un couinement brefs…

L’un comme l’autre auraient pu postuler pour le petit miracle qui se produisit alors, car – dans une forêt truffée de rochers glacés, de souches aux arêtes vives et de buissons d’épines – Magrat atterrit sur quelque chose de mou.

Mémé, pendant ce temps, accélérait vers les montagnes pour la seconde étape de son périple. Elle avala le cacao hélas tiède et, soucieuse de préserver l’environnement, laissa tomber la bouteille en survolant un lac en altitude.

Apparemment, pour Magrat, une alimentation roborative consistait en deux sandwiches œuf-cresson dont elle avait découpé la croûte et qu’elle avait amoureusement et soigneusement décorés – nota Mémé avant que le vent ne le balaye – d’un menu brin de persil dessus. Mémé contempla un moment les sandwiches. Puis elle les mangea.

Un gouffre surgit, qu’obstruait encore la neige hivernale. Étincelle minuscule dans les ténèbres, point de lumière sur fond de pics monstrueux, Mémé se lança dans le dédale des montagnes du Bélier.

De son côté, dans la forêt, Magrat se redressait en position assise et s’enlevait distraitement une brindille des cheveux. À quelques pas de là, le balai chut à travers les arbres dans une pluie de feuilles.

Un gémissement et un frêle tintement timide la firent fouiller l’obscurité des yeux. Une silhouette indistincte cherchait quelque chose à quatre pattes.

« Je vous ai atterri dessus ? fit Magrat.

— Quelqu’un l’a fait, en tout cas », répondit le fou.

Ils se rapprochèrent en rampant.

« Vous ici ?

— Vous ici !

— Qu’est-ce que vous faites là ?

— Foi de fou, je marchais par terre, dit le fou. C’est assez courant, vous savez. Je ne suis pas le premier. Rien d’original là-dedans. Manque d’imagination peut-être mais, eh bien, je m’en suis toujours contenté.

— Je vous ai fait mal ?

— Je crois qu’une ou deux clochettes ne s’en remettront pas. » Le fou tâtonna dans le terreau de feuilles et finit par remettre la main sur son chapeau détesté. Clong, affirma le couvre-chef.

« Complètement écrabouillé, ma foi », dit-il, mais il s’en recoiffa quand même. Il parut se sentir mieux et poursuivit : « La pluie, oui, la grêle, oui, même les cailloux. Les poissons et les grenouilles, d’accord. Les femmes, non, jamais avant ce jour. Est-ce que ça risque de se reproduire ?

— Vous avez la tête sacrément dure, fit Magrat en se remettant debout.

— La modestie m’interdit tout commentaire, dit le fou qui se rappela soudain à ses devoirs et s’empressa d’ajouter : Je vous prie. »

Ils se dévisagèrent à nouveau, la cervelle en ébullition.

Magrat songeait : Nounou m’a dit de bien le regarder. Je le regarde. Il a toujours le même air. Un petit bonhomme triste et maigre dans un costume ridicule de bouffon, quasiment bossu.

Puis, tout comme un ou deux renflements par-ci par-là dans un nuage deviennent soudain galion ou baleine aux yeux de l’observateur, Magrat se rendit compte que le fou n’était pas un petit bonhomme. Il était au moins de taille moyenne, mais il se rapetissait volontairement : il se voûtait les épaules, s’arquait les jambes et marchait à demi accroupi ; on aurait dit qu’il gambadait sur place.

Je me demande ce qu’a encore remarqué Gytha Ogg, songea-t-elle, intriguée.

Il se frotta le bras et lui adressa un sourire de guingois.

« Je suppose que vous n’avez aucune idée d’où nous sommes ? demanda-t-il.

— Les sorcières se perdent jamais, déclara Magrat. Mais ça leur arrive de s’égarer momentanément. Lancre, c’est par là-bas, il me semble. Faut que je trouve une colline, si vous voulez bien m’excuser.

— Pour voir où nous sommes ?

— Pour voir quand, plutôt. Y a beaucoup de magie dans l’air ce soir.

— Ah bon ? Alors je crois que je vais vous accompagner, ajouta le fou, chevaleresque, après avoir prudemment fouillé du regard l’obscurité peuplée d’arbres qui le séparait de ses dalles du château. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose. »

Mémé se couchait autant qu’elle pouvait sur le balai tandis qu’il franchissait en trombe les abîmes montagneux vierges de toute piste ; elle se penchait d’un côté puis de l’autre dans l’espoir d’améliorer le pilotage qui paraissait curieusement se gâter. Les flocons de neige qui tombaient derrière elle se soulevaient brusquement au souffle de son passage et tournoyaient en d’étranges spirales. Des vagues de neige croûtée, dressées en équilibre depuis le début de l’hiver au-dessus des vallées glaciaires, tremblaient puis entamaient leur longue chute silencieuse. Le grondement d’une avalanche ponctuait régulièrement son vol.

Elle baissa les yeux sur un paysage de mort subite et de beauté déchiquetée et sut que lui aussi la regardait de son côté, comme on observerait un moustique dans un demi-sommeil. Elle se demanda s’il comprenait son intention. Elle se demanda s’il la ferait tomber plus en douceur pour autant et se réprimanda mentalement d’avoir eu pareille pensée. Non, le pays n’était pas comme ça. Il ne marchandait pas. Il donnait beaucoup et prenait de même. Un chien mord toujours plus fort la main du vétérinaire.

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15

Sans doute la toute première tentative de ravitaillement en vol d’un balai.