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Hwel lui lança un regard incertain.

« Tu connais aussi l’avis de ton père sur la question d’aller boire.

— Oui. Il a dit que lui n’arrêtait pas quand il était jeune. Il a dit qu’il ne pensait qu’à lamper de la bière toute la nuit et à rentrer à cinq heures du matin en cassant des fenêtres. Il a dit qu’il était un bambocheur, pas comme ces foies blancs d’aujourd’hui qui ne tiennent pas la marée. » Tomjan rajusta son pourpoint devant la glace et ajouta : « Tu sais, Hwel, j’ai idée que la conduite responsable, ça vient avec l’âge. Comme les varices. »

Hwel soupira. La mémoire de Tomjan pour les remarques inconsidérées était légendaire.

« D’accord, dit-il. Mais rien qu’un. Dans une taverne correcte.

— Promis. » Tomjan arrangea son chapeau. Il y avait piqué une plume.

« Au fait, comment on s’y prend pour lamper ?

— Je crois qu’on renverse presque tout à côté », répondit Hwel.

* * *

Si l’eau de l’Ankh avait plus de consistance et de personnalité que celle des fleuves du commun, l’air qu’on respirait au Tambour Rafistolé était plus encombré qu’ailleurs. On aurait dit du brouillard sec.

Tomjan et Hwel le regardaient se répandre dans la rue. La porte s’ouvrit violemment et un homme la passa en vol plané arrière pour aller percuter le mur d’en face.

Un gigantesque troll, employé par les propriétaires pour maintenir un semblant d’ordre dans l’établissement, sortit en traînant deux autres corps inertes qu’il déposa sur les pavés et gratifia d’un ou deux coups de pied dans les parties tendres.

« J’ai idée qu’ils font la bamboche là-dedans, pas toi ? lança Tomjan.

— On le dirait bien. » Hwel frissonna. Il détestait les tavernes. Les clients lui posaient toujours leurs gobelets sur la tête.

Ils se faufilèrent en vitesse pendant que le troll soulevait un consommateur inconscient par un pied et lui cognait la tête par terre pour en extraire les valeurs dissimulées dans ses vêtements.

On a dit qu’entrer au Tambour équivalait à plonger dans un marécage, sauf que dans un marécage les alligators ne vous font pas les poches d’abord. Deux cents yeux suivirent le duo quand il se fraya un chemin à travers la cohue jusqu’au comptoir, cent bouches s’arrêtèrent de boire, de jurer ou de supplier, et quatre-vingt-dix-neuf fronts se plissèrent sous l’effort pour deviner si les nouveaux arrivants entraient dans la catégorie A, ceux dont il fallait avoir peur, ou B, ceux à qui il fallait faire peur.

Tomjan passa dans la foule comme s’il était chez lui et, avec l’impétuosité de la jeunesse, tapa sur le comptoir. L’impétuosité n’était pas un gage de survie au Tambour Rafistolé.

« Deux pintes de ta meilleure bière, tavernier », dit-il d’un ton si juste que le bistrotier, à sa grande surprise, se retrouva remplir la première chope avant même que les échos de la commande se soient éteints.

Hwel leva la tête. Il y avait un grand costaud à sa droite, l’allure d’une manade de taureaux d’arène et qui portait plus de chaînes qu’il n’en fallait pour amarrer un navire de guerre. Une figure qui évoquait un chantier de construction avec des poils baissa vers lui un regard mauvais.

« Bordel de merde, dit la figure. Un putain d’ornement de jardin. »

Le sang de Hwel se glaça. Tout cosmopolites qu’ils sont, les habitants de Morpork se montrent cordiaux et raisonnables vis-à-vis des races non humaines, à savoir qu’ils leur flanquent un coup de brique sur la tête avant de les balancer dans le fleuve. Ce traitement ne s’applique pas aux trolls, naturellement, car il est très difficile d’entretenir des préjugés raciaux envers des créatures de plus de deux mètres capables de bouffer les murs – du moins de les entretenir longtemps. Mais les spécimens de moins d’un mètre sont tout désignés pour faire l’objet d’une discrimination.

Le géant tapota du doigt sur la tête de Hwel.

« Où t’as mis ta gaule, ornement de jardin ? »

Le tavernier poussa les chopes sur le comptoir.

« Et voilà, fit-il en ricanant. Une pinte. Et une demie. »

Tomjan ouvrit la bouche pour parler mais Hwel lui décocha un coup de coude dans le genou. Laisser dire, laisser dire, s’esquiver aussi vite que possible, c’était la seule solution…

« Où t’as mis ton chapeau pointu, alors ? » insista le barbu.

La salle s’était tue. Apparemment, c’était l’heure du spectacle.

« Je t’ai demandé où t’as mis ton chapeau pointu, simplet ! »

Le tenancier referma la main sur le gourdin planté de clous qu’il gardait sous le comptoir, au cas où, et déclara :

« Euh…

— C’est à l’ornement de jardin que j’cause. »

L’homme versa tout doucement le fond de sa propre chope sur la tête du nain silencieux.

« J’veux plus boire ici, marmonna-t-il devant l’absence de réaction de Hwel. C’est déjà honteux qu’on laisse consommer des singes, mais des pygmées… »

Le silence dans la taverne acquit alors une nouvelle densité, dans laquelle le bruit d’un tabouret qu’on repoussait lentement sonna comme le raclement du destin en marche. Tous les yeux pivotèrent vers l’autre bout de la salle où se tenait assis le seul consommateur du Tambour Rafistolé qui entrait dans la catégorie C.

Ce que Tomjan avait pris pour un vieux sac penché sur le comptoir dépliait des bras et… d’autres bras, sauf que c’étaient ses jambes. Une figure triste, caoutchouteuse, se tourna vers le gros barbu, aussi mélancolique que les brumes de l’évolution. Ses drôles de lèvres se retroussèrent. Les dents, elles, n’avaient rien de drôle.

« Euh, répéta le tavernier qui s’effraya lui aussi de sa propre voix dans cet affreux silence simien. J’crois pas que tu voulais dire ça, hein ? Au sujet des singes, tu sais ? Pas vraiment, hein ?

— Bon d’là, c’est quoi ? souffla Tomjan.

— À mon avis, c’est un orang-outan, répondit Hwel. Un anthropoïde.

— Un singe, c’est un singe, fit le barbu, sur quoi plusieurs clients parmi les plus perspicaces du Tambour commencèrent à se glisser vers la porte. J’veux dire, et après ? Mais ces putains d’ornements de jardin… »

Le poing de Hwel frappa à hauteur d’aine.

Les nains ont une réputation de combattants redoutables. Toute race d’individus de quatre-vingt-dix centimètres qui affectionnent la hache et vont à la bataille comme à un concours de bûcherons finit par faire parler d’elle. Mais des années à manier la plume au lieu du marteau avaient entamé la force de frappe de Hwel, et il n’aurait pas fait de vieux os lorsque le gros type tira son épée en hurlant si deux mains délicates et douces comme du cuir n’avaient aussitôt arraché l’arme pour la plier en deux sans grand effort[16].

Le géant grogna et se retourna ; un bras comme deux manches de balais fixés ensemble par un élastique et couverts d’une fourrure rousse se déplia en un mouvement ingénieux et s’abattit sur sa mâchoire avec une puissance telle que l’homme décolla de dix centimètres avant d’atterrir sur une table.

La table glissa, en percuta une autre et retourna deux bancs ; le signal était donné pour démarrer la bagarre du soir tant attendue, surtout que le gros costaud avait amené quelques amis avec lui. Vu qu’aucun ne s’en ressentait pour se coltiner l’anthropoïde, lequel avait d’un air rêveur cueilli une bouteille sur l’étagère pour en fracasser le cul sur le comptoir, ils cognèrent sur tout ce qui passait à leur portée, par principe. C’est là le bon usage dans une bagarre de taverne.

Hwel passa sous une table et tira à sa suite Tomjan qui regardait l’échauffourée d’un œil intéressé.

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16

Une explication est peut-être ici nécessaire. Le bibliothécaire de l’Université de l’Invisible, première université de magie du Disque, avait été changé en orang-outan quelques années plus tôt à la suite d’un accident magique comme il s’en produit souvent dans cette académie, et depuis lors il avait énergiquement résisté à toutes les tentatives bien intentionnées pour le ramener à sa condition première. D’abord parce que de longs bras et des orteils préhensiles facilitent grandement l’accès aux étagères les plus hautes, ensuite parce que les anthropoïdes ne s’embarrassent pas d’angoisses existentielles. Il avait aussi découvert avec satisfaction que son nouveau corps, malgré des allures trompeuses de sac en caoutchouc rempli d’eau, lui donnait trois fois la force et deux fois l’allonge de l’ancien.