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« Alors c’est ça, la bamboche. Je m’étais toujours demandé.

— Je crois que ce serait peut-être une bonne idée de s’en aller, dit fermement le nain. Avant que… tu sais, que ça se gâte. »

Quelqu’un atterrit sur la table au-dessus d’eux avec un choc sourd suivi d’un tintement de verre cassé.

« C’est une vraie bamboche, d’après toi, ou juste de la rigolade ? demanda Tomjan en souriant.

— Ça va tourner à la saloperie de meurtre d’ici peu, mon gars ! »

Tomjan hocha la tête et sortit en rampant dans la mêlée. Hwel l’entendit taper sur le comptoir avec quelque chose de lourd et réclamer le silence.

Paniqué, le nain se couvrit la tête de ses bras.

« Je ne voulais pas… » commença-t-il.

Qu’on réclame le silence était un événement suffisamment rare au beau milieu d’une bagarre de taverne pour que Tomjan l’obtienne. Un silence qu’il meubla aussitôt.

Hwel sursauta lorsque résonna la voix du jeune homme, pleine d’assurance et placée à la perfection.

« Frères ! Et puis-je encore appeler frères tous les hommes, car en cette nuit… »

Le nain tendit le cou pour voir Tomjan debout sur une chaise, une main levée dans le pur style déclamatoire. Tout autour, les clients s’étaient figés au milieu d’un coup qu’ils portaient à leur voisin, le visage tourné vers lui.

Plus bas, à hauteur de table, les lèvres de Hwel remuaient en synchronisation parfaite avec celles du jeune homme qui récitait le monologue familier. Il risqua un autre coup d’œil.

Les combattants se redressaient, se reprenaient, rajustaient leurs tuniques, échangeaient des regards d’excuse. Beaucoup se tenaient en vérité au garde-à-vous.

Même Hwel se sentit les veines en effervescence, et le texte était de lui. Il s’était escrimé la moitié d’une nuit à l’écrire, il y avait des années de ça, la fois où Vitoller avait déclaré qu’il leur fallait cinq minutes de plus dans l’acte III du Roi d’Ankh.

« Ponds-nous quelque chose d’enlevé, avait-il dit. Qui pète, qui pétille, tu vois. Qui fait bouillir le sang et donne de l’énergie à nos amis des places à deux ronds. Et juste assez long pour qu’on ait le temps de changer le décor. »

Il avait eu honte de la pièce à l’époque. La célèbre bataille de Morpork, soupçonnait-il fort, se résumait à deux milliers d’hommes perdus dans un marais par une journée froide et humide qui s’étaient tapés dessus jusqu’à ce que mort s’ensuive avec des épées rouillées. Quels mots le dernier roi d’Ankh aurait-il dits à une bande de ruffians en loques qui se savaient submergés en nombre, débordés sur le terrain, dépassés stratégiquement ? Des mots pleins de mordant, des mots pleins de fougue, comme un verre d’eau-de-vie administré à un mourant ; pas de logique, pas d’explication, rien que des mots qui pénétreraient au fin fond du cerveau d’un homme sur les genoux et le remettraient debout par les testicules.

À présent il en constatait les effets.

Il se mit à croire que les murs étaient tombés et que le vent poussait une brume glaciale sur les marais dont seuls les cris impatients des oiseaux charognards brisaient le silence…

Les cris et la voix.

Et c’était lui qui avait écrit le texte, c’était son texte, aucun roi à demi dément n’avait jamais vraiment parlé comme ça. Il l’avait écrit pour boucher un trou, le temps qu’on repousse derrière un rideau le château peint sur une toile de sac tendue sur un cadre, et cette voix nettoyait la poussière de charbon de ses mots pour inonder la salle de diamants.

Ces mots-là, je leur ai donné vie, songeait Hwel. Mais ils ne m’appartiennent pas. Ils sont à lui.

Regarde cette bande de soiffards. Pas la moindre fibre patriotique en eux, mais si Tomjan le leur demandait, ils lanceraient l’assaut cette nuit même sur le palais du Patricien. Et ils le prendraient sûrement.

J’espère seulement que sa bouche ne tombera jamais entre de mauvaises mains…

Lorsque moururent les dernières syllabes et que leurs échos chauffés à blanc marquaient comme au fer tous les esprits dans la salle, Hwel se secoua, rampa hors de son abri et donna un coup sec sur le genou de Tomjan.

« À présent, tu viens, imbécile, souffla-t-il. Avant qu’ils se réveillent. »

Il saisit fermement le jeune homme par le bras, tendit deux billets de faveur au tavernier ahuri et grimpa l’escalier en vitesse. Il ne s’arrêta que lorsqu’ils furent à une rue de là.

« J’avais l’impression que je m’en sortais plutôt bien, dit Tomjan.

— Beaucoup trop bien, m’est avis. »

Le jeune homme se frotta les mains. « Bon. On va où, après ?

— Après ?

— La nuit ne fait que commencer !

— Non, la nuit est terminée. C’est la journée qui ne fait que commencer, s’empressa d’affirmer le nain.

— Ben, je ne veux pas rentrer déjà. Il n’y a pas un endroit un peu plus sympa ? D’ailleurs, on n’a encore rien bu. »

Hwel soupira.

« Une taverne troll, tiens, reprit Tomjan. J’en ai entendu parler. Il y en a aux Ombres[17]. J’aimerais bien voir une taverne troll.

— Elles sont réservées aux trolls, mon gars. On y boit de la lave fondue en mangeant des galets fromage-épices et en écoutant de la musique roc.

— Et les bistros de nains ?

— Tu n’aimerais pas du tout, fit Hwel avec ferveur. Et puis tu te cognerais la tête au plafond.

— De vrais assommoirs, quoi !

— Écoute : combien de temps tu pourrais chanter sur le thème de l’or, d’après toi ?

— C’est jaune, ça sonne et ça trébuche, on peut acheter avec, fit Tomjan à titre d’essai tandis qu’ils déambulaient parmi la foule de la grand-place des Lunes-Brisées. Quatre secondes, je pense.

— Voilà. Alors pendant cinq heures, c’est un peu monotone. » Hwel donna un coup de pied mélancolique dans un caillou. Il avait visité quelques bistros lors de leur dernier séjour en ville et ça ne lui avait pas plu. Pour une raison ou une autre, ses congénères expatriés, qui chez eux ne commettaient rien de plus répréhensible qu’extraire un peu de minerai de fer et chasser de petites créatures, se sentaient obligés, une fois dans la grande cité, de porter des cottes de mailles en guise de sous-vêtements, de se balader avec une hache à la ceinture et de s’affubler de noms genre Timkin Gargouilleboyaux. Et question de lamper, les nains de la ville restaient imbattables. Parfois, ils se rataient carrément la bouche.

« De toutes façons, ajouta-t-il, tu te ferais jeter dehors, tu as trop d’imagination pour ce genre de chanson. Les seules paroles admises sont : or, or, or, or, or, or.

— Il y a un refrain ?

— Or, or, or, or, or, répondit Hwel.

— Là, tu en as oublié un.

— C’est parce que je n’étais pas taillé pour faire un nain, je crois.

— Raccourci, tu veux dire, ornement de jardin », fit Tomjan.

Il y eut un petit sifflement d’air qu’on inspirait.

« Pardon, dit bien vite Tomjan. C’est juste que mon père…

— Ça fait longtemps que je connais ton père. On a eu des hauts et des bas, et drôlement plus de bas que de hauts. Depuis avant ta naiss… » Il hésita. « Les temps étaient durs à l’époque, marmonna-t-il. Alors, ce que je dis… ben, il y a des choses qu’on mérite.

— Oui. Pardon.

— Tu vois, il suffit… » Hwel s’arrêta à l’entrée d’une ruelle sombre. « Tu n’as rien entendu ? » demanda-t-il.

Ils fouillèrent la ruelle du regard, prouvant ainsi une fois de plus qu’ils étaient nouveaux en ville. Les Morporkiens ne regardent pas dans les ruelles sombres quand ils entendent des bruits bizarres. Quand ils voient quatre silhouettes aux prises, leur première réaction n’est pas de se précipiter pour porter secours à quiconque, en tout cas pas à qui semble avoir le dessous et se trouver du mauvais côté de la chaussure d’un autre. Pas plus qu’ils ne crient : « Holà ! » Et surtout, ils n’ont pas l’air surpris quand les assaillants, au lieu de s’enfuir comme des coupables, leur brandissent un petit bout de carton sous le nez.

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17

Les Ombres sont un vieux quartier d’Ankh-Morpork qu’on tient pour beaucoup plus désagréable et mal famé que le restant de la ville. Ce qui stupéfie toujours les visiteurs.