« C’est quoi, ça ? fit Tomjan.
— Un clown ! dit Hwel. Ils ont agressé un clown !
— “Permis de Voler” ? lut Tomjan en levant le bout de carton à la lumière.
— Tout juste, fit le chef du trio. Seulement, comptez pas sur nous pour qu’on s’occupe de vous aussi, parce que là, on rentre.
— ’xact, dit l’un de ses deux assistants. C’est le bidule, là, le quota.
— Mais vous lui donniez des coups de pieds !
— Ben, pas beaucoup. On tapait pas vraiment.
— On l’poussait gentiment d’ia chaussure, comme qui dirait, fit le troisième voleur.
— Faut dire c’qui est. À Ron, là, il lui a bel et bien balancé un sacré gnon, dame.
— Ouais. Y en a qui s’rendent pas compte.
— Dites donc, espèce de sales… » commença Hwel, mais Tomjan lui posa une main sur la tête pour le mettre en garde.
Le jeune homme retourna la carte. Le verso disait :
« Ça m’a l’air en règle », dit-il à contrecœur.
Hwel cessa un instant d’aider la victime hébétée à se remettre debout.
« En règle ? s’écria-t-il. Pour voler quelqu’un ?
— On va lui délivrer un reçu, évidemment, dit Boggis. Une chance qu’on l’ait trouvé en premier, dame. Y a des nouveaux dans le métier, ils font n’importe quoi[18].
— Des cow-boys, renchérit un neveu.
— Combien vous avez volé ? » demanda Tomjan.
Boggis ouvrit la bourse du clown qu’il avait coincée dans sa ceinture. Puis il pâlit.
« Oh, putain de merde », fit-il. Les neveux se rapprochèrent. « Ça va être notre fête, dame !
— La deuxième fois cette année, tonton. »
Boggis lança un regard mauvais à la victime.
« Ben, comment j’pouvais savoir, moi ? J’pouvais pas savoir, hein ? J’veux dire, regardez-le, combien vous auriez cru trouver sur lui, vous ? Deux ou trois pièces, pas vrai ? J’veux dire, on se serait jamais occupés de lui, seulement c’était sur notre chemin pour rentrer chez nous. On veut rendre service, et voilà où ça mène.
— Il a combien, alors ? demanda Tomjan.
— Doit bien y avoir cent piastres d’argent là-dedans, gémit Boggis en agitant la bourse. Ça, c’est pas ma catégorie. J’suis pas à la hauteur. J’peux pas traiter une somme pareille. Faut au moins appartenir à la Guilde des Avocats pour voler autant. Ça dépasse de loin mon quota, voilà.
— Rendez-le lui, alors, dit Tomjan.
— Mais je lui ai signé un reçu !
— Ils sont tous numérotés, vous savez, précisa le plus jeune des neveux. La Guilde fait des contrôles, da… »
Hwel saisit la main de Tomjan.
« Vous voulez bien nous excuser un moment ? dit-il au voleur dans tous ses états, et il entraîna Tomjan de l’autre côté de la ruelle.
« Bon, reprit-il. Qui est devenu fou ? Eux ? Toi ? Moi ? »
Tomjan lui expliqua.
« C’est légal ?
— Jusqu’à un certain point. Fascinant, non ? Un type dans un bistro m’en a parlé, dame.
— Mais il a volé trop d’argent ?
— On dirait. J’imagine que la Guilde est très stricte là-dessus. »
Un gémissement s’échappa de la victime suspendue entre eux. Elle tintait faiblement.
« Occupe-toi de lui, fit Tomjan. Je vais arranger ça. »
Il revint aux voleurs, lesquels avaient l’air très embêtés.
« Mon client pense, dit-il, qu’on réglerait le problème si vous rendiez l’argent.
— Ou-ui, fit Boggis en retournant l’idée comme s’il s’agissait d’une toute nouvelle théorie sur la création cosmique. Mais c’est le reçu, voyez, faut qu’on le remplisse, l’heure et le lieu, signé et tout…
— Mon client pense que vous pourriez peut-être le voler de… disons cinq pièces, fit doucement Tomjan.
— … Merde, sûrement pas !… brailla le fou qui revenait à lui.
— Ce qui représente deux pièces au taux en vigueur, plus trois de frais pour le temps passé, le déplacement…
— L’amortissement du gourdin, fit Boggis.
— Exactement.
— Très correct. Très correct. » Par-dessus la tête de Tomjan, Boggis regarda le fou désormais tout à fait conscient et terriblement en colère. « Très correct, répéta-t-il plus fort. Astucieux. Merci mille fois, vraiment. » Il baissa les yeux sur Tomjan. « Et j’peux faire quelque chose pour vous, monsieur ? ajouta-t-il. N’hésitez pas. On fait une promotion sur les coups et blessures en ce moment. Quasiment indolore, vous sentirez presque rien.
— On écorche à peine la peau, fit l’aîné des neveux. Et vous choisissez le membre qui vous convient.
— Je crois que j’ai déjà tout ce qu’il faut de ce côté-là, dit Tomjan d’une voix douce.
— Ah. Bon. Alors, d’accord. Pas de problème.
— Il ne nous reste donc plus, poursuivit Tomjan alors que les voleurs s’apprêtaient à partir, que la question des honoraires juridiques. »
La lumière grisâtre et douce du bout de la nuit se répandait sur Ankh-Morpork. Assis de part et d’autre de la table dans leur chambre, Tomjan et Hwel comptaient.
« Trois piastres d’argent et dix-huit piécettes de bénéfice, je trouve, dit Tomjan.
— C’est incroyable, fit le fou. Dire qu’ils ont offert de repasser chez eux chercher davantage de sous, après votre discours sur les droits de l’Homme. »
Il s’appliqua encore un peu d’onguent sur la tête.
« Et le plus jeune s’est mis à pleurer, ajouta-t-il. Incroyable.
— Ça ne durera pas, fit Hwel.
— Vous êtes un nain, non ? »
Hwel jugea qu’il ne servait à rien de le nier.
« Moi, je peux dire que vous êtes un fou, répliqua-t-il.
— Oui. Les cloches, hein ? fit le fou d’une voix lasse en se massant les côtes.
— Oui, et aussi les cloches. » Tomjan fit une mimique et balança un coup de pied à Hwel sous la table.
— Ben, je vous remercie infiniment », dit le fou. Il se leva et grimaça. « J’aimerais beaucoup vous montrer ma reconnaissance, reprit-il. Il n’y aurait pas une taverne d’ouverte dans le coin ? »
Tomjan le rejoignit devant la fenêtre et désigna du doigt l’enfilade de la rue.
« Vous voyez toutes les enseignes de tavernes ?
— Oui. Bon sang. Y en a des centaines.
— Tout juste. Voyez celle du bout, avec l’enseigne bleue et blanche ?
— Oui. Je crois.
— Ben, autant que je sache, c’est la seule dans le quartier qui ferme de temps en temps.
18
Le système enviable de criminels titulaires d’un permis dont jouit Ankh-Morpork doit beaucoup au Patricien actuel, le seigneur Vétérini. Il s’est un jour convaincu que la seule manière de maintenir l’ordre dans une ville d’un million d’habitants, c’était de reconnaître les diverses bandes et guildes de voleurs, de leur octroyer un statut professionnel, de convier leurs chefs à de grands banquets, d’autoriser un niveau acceptable de criminalité dans les rues, puis de confier aux dirigeants la responsabilité de veiller à ce qu’on ne le dépasse pas, sous peine de se voir dépouillés de leurs nouvelles distinctions municipales, et même de se voir dépouillés tout court. Ce fut un succès. Les criminels, en fin de compte, constituaient une excellente force de police ; les voleurs contrevenants ne tardèrent pas à découvrir, par exemple, qu’au lieu d’une nuit en cellule ils devaient désormais s’attendre à une éternité au fond du fleuve.
Il restait pourtant le problème de la répartition quantitative du crime. On instaura donc un système complexe de prévisions budgétaires annuelles, de reçus et d’indemnités pour veiller à ce que a) les membres des guildes gagnent raisonnablement leur vie et b) les citoyens ne se fassent pas voler ni agresser plus d’un nombre convenu de fois. Beaucoup de citoyens prévoyants s’arrangeaient en fait pour se débarrasser d’un minimum acceptable de vols, d’agressions, etc. en début d’exercice comptable, souvent dans l’intimité et le confort de leurs domiciles, ce qui leur permettait de circuler dans les rues à peu près sans risque le reste de l’année. Le système fonctionnait en douceur, avec une grande efficacité, preuve une fois encore qu’auprès du Patricien d’Ankh Machiavel était tout juste bon à tenir un stand de bulots.