— Je sais vraiment pas de quoi vous parlez.
— Ça fait des semaines que je l’ai pas vu rôder dans les parages.
— Oh, le duc l’a envoyé à… » Magrat s’arrêta, puis reprit : « …l’a envoyé pour une raison ou une autre. Mais ça me gêne pas du tout, n’importe comment.
— Je vois. Prends la boule, bien sûr. »
Magrat était contente de rentrer chez elle. Personne ne s’aventurait la nuit sur la lande, de toutes façons, mais au cours des deux derniers mois la situation s’était assurément dégradée. En plus de la méfiance générale qu’inspiraient les sorcières, certains habitants de Lancre qui entretenaient des contacts avec le monde extérieur commençaient à se demander : a) s’il ne s’était pas produit plus d’événements que ceux dont ils avaient entendu parler ou : b) si le temps ne s’était pas disloqué. La chose restait difficile à prouver[19], et les quelques commerçants qui empruntaient les pistes de montagne après l’hiver avaient l’air plus vieux qu’ils n’auraient dû. On s’attendait toujours plus ou moins à des phénomènes inexpliqués dans les montagnes du Bélier, à cause de la forte teneur en magie, mais plusieurs années qui disparaissaient en l’espace d’une nuit, c’était plutôt une première.
Elle ferma la porte, fixa les volets et déposa doucement le globe vert sur la table de la cuisine.
Elle se concentra…
Le fou somnolait sous les bâches d’un chaland qui remontait assidûment l’Ankh à trois kilomètres-heure. Un moyen de transport guère passionnant, mais qui finissait par mener à destination.
Il avait l’air à l’abri du danger, même s’il s’agitait et se retournait dans son sommeil.
Magrat se demanda à quoi ça ressemblait de passer son existence à faire ce dont on n’avait pas envie. Ça ressemblait à la mort, se dit-elle, mais en pire, pour la bonne raison qu’on vivait pour l’endurer.
À ses yeux, le fou était faible, il subissait de mauvaises influences et manquait terriblement de caractère. Et elle désirait qu’il revienne, dans l’attente du plaisir de ne plus jamais le revoir. Enfin, dans une boule.
Ce fut un été long et chaud.
Ils prirent leur temps. Le pays était vaste entre Ankh-Morpork et les montagnes du Bélier. Hwel devait le reconnaître, c’était amusant. Un mot dont les nains n’étaient pas coutumiers.
Comme vous voudrez marchait bien. Cette pièce-là marchait toujours. Les débutants se surpassaient. Ils oubliaient leurs répliques et faisaient des blagues ; à Sto Lat, on donna tout le troisième acte de Grételina et Mellias devant la toile de fond du deuxième acte des Guerres thaumaturgiques, mais personne ne parut remarquer que la plus grande scène d’amour du drame se jouait dans un décor de raz-de-marée qui submergeait un continent. Sans doute parce que c’était Tomjan qui interprétait Grételina. Les spectateurs avaient l’air rivés sur place, rivetés à leurs sièges, même. Hwel, troublé, intervertit les rôles dans la salle suivante, si l’on peut donner le nom de salle à une grange louée pour la journée, et le public fut encore plus riveté qu’une armure à plates, heaume compris ; le rôle de Grételina était pourtant tenu cette fois par le jeune Cabelan, un gars un peu naïf qui avait tendance à bredouiller et dont les boutons finiraient bien par disparaître.
Le lendemain, dans un village anonyme au milieu d’un océan infini de choux, il laissa Tomjan jouer le vieux Meskin dans Comme vous voudrez, un rôle dans lequel excellait toujours Vitoller. Impossible de confier pareil rôle à un comédien de moins de quarante ans à moins de vouloir un vieux Meskin affublé d’un coussin sous le pourpoint et de rides au crayon gras.
Hwel ne s’estimait pas vieux. Son père extrayait encore trois tonnes de minerai à l’âge de deux cents ans.
Mais là, il se sentit vieux. Il regarda Tomjan sortir de scène en clopinant et, l’espace d’un instant, il sut ce que c’était qu’être un vieillard adipeux, confit au vin, qui menait des guerres d’un autre âge dont personne ne se souciait plus, qui se raccrochait farouchement à la falaise à pic de la cinquantaine finissante par peur de tomber dans les antiquités, mais seulement d’une main, parce que de l’autre il dressait un doigt à l’intention de la Mort. Bien entendu, il le savait lorsqu’il avait écrit le rôle. Mais pas à ce point-là.
En revanche, la magie n’avait pas l’air d’opérer dans la nouvelle pièce. Ils l’essayèrent plusieurs fois, juste pour voir ce que ça donnait. Le public la suivit avec attention puis rentra chez lui. Il ne prit même pas la peine d’envoyer des projectiles. Il ne la trouvait pas mauvaise, non. Il n’y trouvait rien.
Pourtant tous les bons ingrédients y étaient réunis, pas vrai ? La tradition regorgeait de mauvais gouvernants qui recevaient une correction bien méritée. Les sorcières faisaient toujours recette. L’apparition de la Mort était particulièrement bien venue, certaines de ses répliques réussies. Mais quand on mélangeait l’ensemble… on aurait dit que tout s’annulait, que l’on tombait dans le procédé de routine pour occuper la scène pendant deux heures.
Tard le soir, quand la distribution dormait, Hwel s’installait dans un chariot et réécrivait fiévreusement. Il remaniait les scènes, coupait des répliques, en rajoutait, faisait intervenir un clown, incorporait un autre combat et peaufinait les effets spéciaux. Des effets sans effet, apparemment. La pièce ressemblait à une extraordinaire peinture bigarrée, un festival impressionniste de près, une tache confuse de loin.
Quand les inspirations pleuvaient dru, il essayait même de changer de style. Les lève-tôt prirent l’habitude de découvrir au matin des essais ratés qui jonchaient l’herbe autour des chariots, comme des champignons extrêmement cultivés.
Tomjan conserva l’un des plus étranges :
PREMIERE SORCIÈRE.
— Il est en retard.
(Pause.)
DEUXIEME SORCIÈRE.
— Il a dit qu’il allait venir.
(Pause.)
TROISIEME SORCIÈRE.
— Il a dit qu’il allait venir mais il est pas venu. C’est ma dernière salamandre. Je l’ai mise de côté pour lui. Et il est pas venu.
(Pause.)
« Je crois, dit Tomjan plus tard, que tu devrais ralentir un peu. Tu as fait ce qu’on t’a commandé. Personne n’a spécifié qu’il fallait que ce soit brillant.
— Ça pourrait l’être, tu sais. Suffirait que je m’y prenne bien.
— Tu es vraiment sûr, pour le fantôme, hein ? » Le ton de sa question laissait clairement entendre que lui ne l’était pas.
« Il est très bien, le fantôme, répliqua sèchement Hwel. La scène du fantôme, c’est la meilleure que j’ai écrite.
— Je me demandais seulement si c’était la bonne pièce pour ça, c’est tout.
— On ne touche pas au fantôme. Maintenant, au boulot, mon gars. »
Deux jours plus tard, alors que la paroi bleue et blanche des montagnes du Bélier commençait à s’élever au-dessus de l’horizon du côté du Moyeu, la compagnie essuya une attaque.
Ce ne fut guère dramatique ; les comédiens venaient de haler les chariots au passage d’un gué et se reposaient à l’ombre d’un bouquet d’arbres fruitiers quand ceux-ci produisirent soudain des voleurs.
Hwel passa en revue une rangée d’une demi-douzaine de lames souillées et rouillées. Leurs propriétaires n’avaient pas l’air très sûrs de connaître la suite du programme.
19
À cause de la façon de mesurer le temps dans les divers états, royaumes et cités. Après tout, quand dans un secteur de deux cents kilomètres carrés la même année est au choix celle de la Petite Chauve-Souris, du Singe Attendu, du Nuage en Chasse, des Vaches Grasses, des Trois Étalons Fringants et porte au moins neuf numéros différents pour représenter le temps écoulé depuis[25] le couronnement, la naissance ou la production de rois, de prophètes et d’événements étranges, quand chacune se compose d’un nombre différent de mois, que certaines n’ont pas de semaines et qu’il en est une qui refuse le jour comme unité, la seule chose dont on est sûr, c’est qu’une bonne partie de jambes en l’air ne dure pas assez longtemps[26].