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— J’vois pas du tout de quoi tu causes, répondit une Mémé royale qui passa majestueusement.

— Ça gaze, vieille cloche ? fit Nounou en lui décochant un coup de coude dans les côtes. J’espère que tu retiens pas notre jeune amie, là, tard la nuit !

— Nounou ! » s’indigna Magrat. Le fou afficha le rictus terrifié, doucereux, de tous les jeunes gens du monde devant la femme d’âge mûr importune qui se permet des commentaires sur leur vie intime.

Les vieilles sorcières le frôlèrent au passage. Le fou saisit la main de Magrat.

« Je sais où on sera bien placés », dit-il.

Elle hésita.

« Ça ira, se dépêcha-t-il de reprendre. Vous serez en parfaite sécurité avec moi…

— Oui. Oui, oui, fit Magrat qui cherchait à regarder derrière lui pour savoir où étaient passées les deux autres.

— Ils jouent la pièce dehors, dans la grande cour. On aura une vue superbe de l’une des tours d’entrée, et il n’y aura que nous. Je nous ai déjà monté du vin et tout. »

Comme elle conservait un air réticent, il ajouta : « Il y a aussi une réserve d’eau et une cheminée dont les gardes se servent quelquefois. Au cas où vous voudriez vous laver les cheveux. »

* * *

Le château était bourré d’invités qui traînaient avec l’air poli et penaud de ceux qui se côtoient toute la journée et se revoient dans des circonstances sociales inhabituelles, comme une soirée entre collègues de bureau. Les sorcières passèrent parmi eux sans trop se faire remarquer et trouvèrent des places sur les bancs alignés dans la cour principale devant une scène installée à la hâte.

Nounou Ogg agita son sac de noix sous le nez de Mémé.

« T’en veux une ? » proposa-t-elle.

Un alderman de Lancre passa devant elle à pas glissés et désigna poliment le siège à sa gauche.

« Cette place est prise ? demanda-t-il.

— Oui », répondit Nounou.

L’alderman regarda d’un air affolé le reste des bancs qui se remplissaient à toute vitesse, puis la place visiblement libre devant lui. Il releva ses robes d’un air décidé.

« Comme la pièce commence à démarrer, je crois que vos amis devront se trouver une place ailleurs quand ils arriveront », dit-il avant de s’asseoir.

En l’espace de quelques secondes, son visage devint tout blanc. Ses dents se mirent à claquer. Il s’agrippa le ventre et gémit[20].

« Je vous l’avais dit, fit Nounou tandis qu’il s’en allait en titubant. Pourquoi vous demandez si vous voulez pas écouter ? » Elle se pencha vers le siège vide. « Une noix ?

— Non, merci, répondit le roi Vérence qui agita une main spectrale. Elles me passent carrément au travers, vous voyez.

— Oyez, vertuchou, notre histoire, noble assemblée…

— C’est quoi, ça ? siffla Mémé. C’est qui, ce gars en collant ?

— Lui, c’est le prologue, expliqua Nounou. Il vient toujours au début, comme ça on sait de quoi cause la pièce.

— J’comprends rien de ce qu’il raconte, marmonna Mémé. Ça existe ça, des vers du chou ?

— Sans doute un genre d’asticots.

— C’est agréable, hein ? « Salut, bande d’asticots, bienvenue au spectacle. « Ça met les gens de bonne humeur, pas vrai ? »

Un chœur de chut lui répondit.

« Ces noix sont drôlement dures, dit Nounou qui s’en recracha une dans la main. Va falloir que j’enlève ma chaussure pour celle-là. »

Mémé s’enferma dans un silence inhabituel, mal à l’aise, et s’efforça d’écouter le prologue. Le théâtre l’inquiétait. Il avait sa propre magie, une magie qu’elle ne possédait pas, qu’elle ne maîtrisait pas. Une magie qui changeait le monde et montrait les choses autrement qu’elles n’étaient. Pire encore, c’était une magie qui n’appartenait pas aux spécialistes. Elle obéissait à des gens ordinaires ignorants des règles. Qui modifiaient le monde parce qu’ils le trouvaient mieux comme ça.

Le duc et la duchesse étaient assis sur leurs trônes juste devant la scène. Lorsque Mémé posa sur eux son regard noir, le duc se tourna à demi, et elle vit son sourire.

Moi, je veux le monde comme il est, songea-t-elle. Je veux le passé comme il était. Avant, le passé était bien mieux qu’aujourd’hui.

Et l’orchestre se mit à jouer.

Hwel jeta un coup d’œil de derrière un pilier et fit signe à Cabelan et Miochard qui clopinèrent sur scène dans la lumière des torches.

L’HOMME ÂGÉ (un vieux). — Qu’arrive-t-il au pays ?

LA FEMME AGÉE (une vieille). — C’est une terreur…

Le nain les observa quelques secondes depuis la coulisse ; ses lèvres remuaient en silence. Puis il repartit à toute vitesse vers le corps de garde où le reste de la distribution procédait encore aux dernières touches précipitées de l’habillage. Il poussa le cri de rage traditionnel du régisseur.

« En scène, ordonna-t-il. Les soldats du roi, au pas de course ! Et les sorcières… Où sont ces foutues sorcières ? »

Trois jeunes débutants se présentèrent.

« J’ai perdu ma verrue !

— Le chaudron est plein de beurk !

— Y a quelque chose qui vit dans cette perruque !

— On se calme, on se calme, brailla Hwel. Ce soir tout ira bien !

— On est ce soir, Hwel ! »

Hwel se saisit d’une poignée de mastic sur la table de maquillage et colla à la première sorcière une verrue comme une orange. La perruque de paille incriminée fut enfoncée sur la tête de son propriétaire, cheptel compris, le chaudron brièvement inspecté et déclaré plein du beurk qu’il fallait, il n’y avait rien à redire à ce beurk.

Sur scène, un garde lâcha son bouclier, se pencha pour le ramasser et lâcha sa lance. Hwel roula des yeux et adressa une prière muette aux dieux qui peut-être regardaient.

Ça tournait déjà mal. Les premières répétitions avaient eu leur lot de difficultés de rodage, c’était vrai, mais Hwel avait connu une ou deux horreurs monstrueuses dans sa carrière et celle-ci s’annonçait comme la pire. La compagnie était plus nerveuse qu’une marmite de homards. Du coin de l’oreille il entendit hésiter le dialogue sur scène et il fonça en coulisse.

« …venger l’horrible mort de ton père… » souffla-t-il avant de repartir à toutes jambes vers les sorcières tremblantes.

Il gémit. Alarmes diverses. Ces trois-là étaient censées terroriser un royaume. Il lui restait en gros une minute avant la réplique.

« Bon ! fit-il en se ressaisissant. Alors, vous êtes qui ? Vous êtes des furies maléfiques, d’accord ?

— Oui, Hwel, répondirent-ils humblement.

— Dites-moi qui vous êtes ? ordonna-t-il.

— On est des furies maléfiques, Hwel.

— Plus fort !

— On est des Furies Maléfiques ! »

Hwel marcha devant le rang tremblotant, puis se retourna brusquement. « Et vous allez faire quoi ? »

La deuxième sorcière gratta sa perruque grouillante.

« On va jeter des sorts aux gens ? hasarda-t-il. Ça dit dans le texte…

— Je-ne-vous-ENTENDS-PAS !

— On va jeter des sorts aux gens ! » reprirent-ils en chœur, au garde-à-vous, les yeux braqués droit devant pour éviter le regard du nain.

Hwel repassa le rang en revue.

« Vous êtes qui ?

— Des furies, Hwel !

— Quel genre de furies ?

— Des furies noires de la nuit, Hwel ! » hurlèrent-ils. Ils commençaient à piger le coup.

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20

L’observateur comprendra que c’est à cause du roi qui occupait déjà le siège. Et non parce que l’homme avait employé l’expression « commence à démarrer » de sang-froid. Il aurait pourtant bien mérité d’être puni pour ça.