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Elle lui tendit une longue main aux ongles courts et carrés.

— Vous êtes Malko Linge ?

— Absolument. Ravi de faire votre connaissance. Irina Murray était nettement plus appétissante que les jeunes stagiaires boutonneux de la CIA qui servaient d’habitude de bonnes à tout faire aux chefs de station.

— Alors, davai ! lança la jeune femme. Vous parlez russe ?

— Da.

— Ukrainien ?

— Met.

Elle lui adressa un sourire ravageur.

— Je vous apprendrai !

Malko la suivit jusqu’au parking où elle récupéra une BMW grise très sale. Tandis qu’ils filaient sur l’autoroute, au milieu des bouleaux enneigés, elle se tourna vers lui.

— Vous êtes déjà venu en Ukraine ?

— Oui.

— Quand ?

— Il y a huit ans. Elle hocha la tête.

— Beaucoup de choses ont changé. Vous verrez.

À première vue, ce n’était pas évident. Le temps, en tout cas, était toujours aussi maussade. Intrigué, Malko ne put s’empêcher de demander :

— Vous êtes américaine ou ukrainienne ?

Irina Murray sourit. En conduisant, son manteau s’était ouvert, sa jupe avait remonté, exposant ses cuisses gainées de noir, presque jusqu’à l’aine.

— Les deux, dit-elle. Mes parents ont émigré à Baltimore, il y a pas mal de temps. J’ai grandi aux États-Unis, mais j’ai appris l’ukrainien avec mes parents. Ainsi que le russe. C’est pour cela que je suis affectée ici.

Malko regardait défiler les bouleaux. C’est dans une forêt semblable qu’il avait failli perdre la vie, huit ans plus tôt, au cours d’une razborka sanglante. Il se demanda où était son sulfureux ami Vladimir Sevchenko, un mafieux ukrainien qui lui avait rendu quelques signalés services. Probablement à Chypre, dans sa villa forteresse. Ou six pieds sous terre. Dans son milieu, les « accidents du travail » ne pardonnaient pas et les huissiers étaient moins utilisés que les kalachnikovs. Irina Murray s’engagea à tombeau ouvert sur le pont Métro qui enjambait le Dniepr, tourna ensuite à droite, longeant le fleuve qu’on distinguait à peine dans la brume.

Puis elle bifurqua sur une route en lacets zigzaguant sur les collines du parc Khreschatik, en direction du centre de la ville. À Kiev, on montait et on descendait sans arrêt. Il y avait plus de collines qu’à Rome.

— Nous allons à l’hôtel Dnieprol interrogea Malko.

Irina Murray secoua la tête.

— Non, on vous a mis au Premier Palace, ce qu’il y a de mieux. Dans Tarass-Sevchenko.

La circulation était de plus en plus dense et ils croisèrent plusieurs voitures arborant des rubans orange à leurs portières. Certains passants, eux aussi, portaient des écharpes ou des bonnets du même orange vif que la minijupe d’Irina Murray. Le signe de ralliement de la «révolution orange» des partisans de Viktor Iouchtchenko, le candidat pro-occidental à la présidence. Plus on approchait du centre, plus les oriflammes orange étaient nombreuses. Irina Murray s’engagea, après la place de l’Europe, dans l’avenue Khreschatik, les Champs-Élysées de Kiev, et freina brusquement. Malko aperçut devant eux une mer de tentes orange et une foule compacte massée sur Maidan Nezhalevnosti, la place de l’Indépendance.

Un gigantesque arbre de Noël clignotait en face d’écrans de télévision suspendus à des échafaudages. Des oriflammes orange étaient accrochées partout et des haut-parleurs vomissaient des chansons folkloriques ukrainiennes. La jeune femme jura entre ses dents, puis entama un demi-tour.

— J’avais oublié ! grogna-t-elle, Maidan est toujours bloquée. Ils ont dit qu’ils resteraient là tant que Viktor Iouchtchenko ne sera pas président de l’Ukraine. Une Ukraine enfin libre, ajouta-t-elle d’une voix vibrante de fierté.

Ils repartirent en sens inverse et, sur la place de l’Europe, Irina Murray emprunta un boulevard en pente raide afin de contourner par le haut la place neutralisée. Partout, des bouts de tissu orange accrochés aux fenêtres témoignaient que la ville entière était mobilisée derrière Viktor Iouchtchenko.

— Comment va Viktor Iouchtchenko ? demanda Malko.

Le visage d’Irma Murray s’assombrit.

— On dirait qu’il est tombé de la caravane du Diable ! soupira-t-elle. Son visage est boursouflé, plein de pustules, répugnant. Lui qui était si beau ! Mais il a le moral.

Trois mois plus tôt, le 8 septembre 2004, Viktor Iouchtchenko, candidat à l’élection présidentielle contre un autre Viktor, le premier ministre lanoukovitch, soutenu, lui, par le Kremlin et la partie russophone de l’Ukraine — l’Est et le Sud du pays -, avait été hospitalisé à Kiev, souffrant de symptômes bizarres. Les médecins ukrainiens avaient diagnostiqué une grave affection hépatique virale. Ce qui tombait à pic pour son adversaire : le 31 octobre, au premier tour des élections, Iouchtchenko était arrivé largement en tête, en dépit des fraudes électorales éhontées. Le président en exercice, Leonid Koutchma, soutenu lui aussi par Moscou, richissime et corrompu jusqu’à l’os, soutenait l’autre candidat, Viktor lanoukovitch, l’homme du Donetz, le grand bassin industriel de l’Est. Quatre jours après le diagnostic des médecins ukrainiens, son état empirant, Viktor Iouchtchenko avait pris un vol spécial pour Vienne, afin de s’y faire soigner. Il était arrivé à Vienne en piteux état, immédiatement hospitalisé dans une clinique privée, Rudolphiner Haus. Les médecins autrichiens avaient d’abord tâtonné, identifiant une substance toxique dans ses viscères, sans pouvoir l’identifier. Lorsqu’il était revenu de Vienne, quelques jours plus tard, Viktor Iouchtchenko ressemblait à un monstre, genre Eléphant Man, le visage couvert de kystes monstrueux et de taches brunâtres. La télévision d’État avait alors prétendu qu’il avait mangé un sushi avarié, mais dans l’entourage du candidat, on parlait plutôt d’empoisonnement volontaire. Les gens qui assistaient à ses meetings étaient terrifiés : c’était le fils de Frankenstein. Pourtant, le procureur général d’Ukraine, Guennadi Vassiliev, continuait à refuser d’ouvrir une enquête, prétextant que le mal dont souffrait Viktor louchtchenko était d’origine naturelle…

Le second tour des élections présidentielles avait eu lieu le 21 novembre entre un Viktor louchtchenko considérablement affaibli et un Viktor Ianoukovitch en pleine forme. Contre toute attente, alors que tous les sondages donnaient louchtchenko largement gagnant, les urnes avaient donné la victoire à l’homme de l’Est ! À la fureur de tous les observateurs internationaux qui avaient constaté de multiples fraudes massives en faveur de Viktor Ianoukovitch. Outrés mais bien organisés, les partisans de la «révolution orange» avaient surgi comme des escargots après la pluie, bien décidés à ne pas se laisser faire. À Kiev, 10000 d’entre eux avaient occupé la place de l’Indépendance et le boulevard Khreschatik, s’installant sous des tentes, bravant le froid et la pluie. L’armée et la Milicija avaient refusé de les déloger par la force.

À la suite de ces manifestations, tous les pays, sauf la Russie, avaient refusé de reconnaître les résultats de ces élections truquées. Encouragé par la résistance de ses partisans, Viktor louchtchenko avait alors annoncé avoir été empoisonné, soit qu’on ait eu l’intention de le tuer, soit qu’on ait voulu l’empêcher de faire campagne. Il avait précisé que ses troubles avaient commencé le lendemain d’un dîner avec les deux principaux responsables du SBU, dans la datcha de l’un d’eux.

On retrouvait les « tchékistes », le bon vieux KGB qui, trente ans plus tôt, empoisonnait déjà les dissidents ukrainiens comme le nationaliste Stepan Bandera, à Munich !

Le laboratoire viennois qui l’avait examiné avait alors précisé son diagnostic : Viktor louchtchenko avait avalé une dose si massive de dioxine, un poison industriel, qu’on ignorait quelles seraient les conséquences à long terme, même s’il avait survécu au premier choc. Le seul cas d’empoisonnement à la dioxine remontait à la catastrophe de l’usine chimique de Seveso, en Italie, en 1976, et les doses ingérées par les victimes étaient infiniment plus faibles…

Malko avait suivi cette histoire dans la presse autrichienne, pas vraiment étonné. Il était payé pour savoir que Vladimir Poutine n’avait rien d’un démocrate et que l’idée d’empoisonner un adversaire du Kremlin n’avait pas dû le faire ciller.

Il savait également que les Etats-Unis s’étaient beaucoup investis dans la « désoviétisation » de l’Ukraine, à travers de multiples canaux, dont forcément son employeur intermittent, la Central Intelligence Agency. Ce qui expliquait probablement sa venue à Kiev, à la demande de la station de Vienne.

Irina Murray déboucha sur la place Bessarabiaska et s’engagea dans le boulevard Tarass-Sevchenko, passant devant une magnifique statue de Lénine. À droite, l’avenue Khreschatik disparaissait sous une mer de tentes et des miliciens débonnaires, en uniforme de cuir noir, détournaient la circulation.

— Regardez ! fit soudain la jeune femme, désignant le trottoir.

Malko aperçut une vieille dame avec d’énormes lunettes qui promenait en laisse un magnifique chat siamois. L’animal arborait autour du cou une écharpe orange qui se prenait dans ses pattes…

— Même les chats votent Iouchtchenko ! lança Irina Murray, ravie.

Ils montèrent le grand boulevard Tarass-Sevchenko dont les deux voies étaient séparées par un large terre-plein et tournèrent devant l’université pour redescendre sur l’autre voie. Irina Murray stoppa devant un immeuble rénové, à la hauteur d’un portier chamarré comme un amiral d’opérette.

— Voilà le Premier Palace, annonça la jeune femme. Déposez vos bagages. Ensuite, on va à l’ambassade.

— Elle est toujours au même endroit ?

— Oui, confirma Irina Murray, mais elle est mieux gardée.

Ironie de l’Histoire : le bâtiment abritant l’ambassade US, un modeste hôtel particulier dans la rue Kotsu-binskogo, était l’ancien siège du Parti communiste ukrainien.