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— Ah ! soupira-t-elle, vous êtes bien le fils de Madame (et à voix basse) ; tu n’as pas moins de volonté qu’elle au fond.

— Oui, murmurai-je en baissant la tête. Vous savez ce qui m’obsède ? Je sais à qui je ressemblerai en 1970. Je vous parle souvent du vieux de Lassus…

Marie me quitta appelée par un client, mais Simon m’avait entendu.

— Et moi, monsieur Alain, qu’est-ce que je serai en 1970 ? ou plutôt qu’est-ce que j’aurai été, parce qu’il ne restera plus de moi, en ces années-là, que quelques ossements. Moi, je n’aurai rien été. Tandis que vous, vous aurez vécu, je ne sais pas quelle vie, mais vous aurez eu une vie, une vie qu’on pourra raconter, que vous vous pourrez raconter, puisque moi, votre témoin, je ne serai plus là. Le premier prix de narration, en 1970, vous continuerez de l’avoir, vous verrez ! Mais moi…

— Vous, Simon, nous savons maintenant que vous vous retrouvez à votre point de départ. Ce royaume que vous aviez cru abandonner, vous l’aviez au-dedans de vous, et partout où vous êtes, il est aussi.

— Jamais ! protesta-t-il avec cette sourde violence que son accent rendait grotesque. Hé bé, si vous croyez que j’irai les supplier de me reprendre !

Je ne lui répondis pas, mais après un silence quand je le vis apaisé, je lui demandai sur un ton indifférent s’il voyait encore quelquefois M. le Doyen. Non, il ne le voyait plus : « Mais nous échangeons de temps en temps une lettre. Lui, il ne m’a pas lâché. »

— Il déjeune demain rue de Cheverus. Voulez-vous que je lui propose que nous passions à la librairie vers cette heure-ci ?

Cette fois, Simon n’éclata pas, et même un peu de sang colora sa face de pierre, comme le premier jour où il me reconnut, rue Sainte-Catherine. Il dit : « Je serais content de le revoir… mais l’ami hé ? pas le directeur ! Ça, c’est fini. Je n’ai plus besoin de personne pour savoir ce que j’ai à faire. »

— De personne. Simon, sauf peut-être de lui. Il y a toujours quelqu’un, pour le bien et pour le mal, qui voit plus clair en nous que nous-même, qui nous déchiffre mieux. Moi, ce fut Donzac, puis Marie, ce fut vous aussi.

— Moi, monsieur Alain ? Moi ? qu’est-ce que je vous ai apporté ?…

— Vous êtes transparent, vous m’aidez à croire à la Grâce. Démuni de tout ce dont j’ai été comblé et accablé, de sorte que je m’enliserai sous le poids de mes grands biens, alors que vous…

Donzac comprendra que je mets ici en forme ce que fut la substance de nos propos dans cette arrière-boutique de librairie où s’accomplit entre Simon et moi un échange inoubliable : chacun de nous vit clairement et définit la vocation de l’autre. Ce n’est pas depuis ce jour-là que je songe à écrire : je n’ai jamais cessé d’écrire ; mais depuis ce jour j’envisage que je pourrais tenter d’être un écrivain, fût-ce à compte d’auteur. Ce que j’écris maintenant, ce que je suis en train d’écrire, je pourrais le publier. Ah ! le dernier chapitre ! Je n’aurais qu’à paraphraser celui de L’Éducation sentimentale : « Il ne voyagea pas, il ne connut pas la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il ne revint pas, parce qu’il n’était pas parti… »

Quand j’atteignis l’extrémité des Galeries, je m’aperçus qu’une violente pluie d’orage inondait la ville bienheureuse. J’attendis la fin de l’averse avec d’autres passants qui se réjouissaient et se congratulaient. Mais moi je n’étais pas seulement délivré par cette pluie d’orage. Je reviendrais ici demain, nous nous y étions donné rendez-vous. Mais j’étais sorti de la librairie, j’en étais sorti absolument. Ce pourquoi j’y étais entré un jour achevait de s’accomplir. J’émergeais de Maltaverne et de mon enfance interminable et je voyais d’un seul regard cette vie que j’allais vivre, comme Simon venait de le prophétiser avec certitude, et voilà que je n’en doutais pas plus que lui, que j’en étais assuré, que j’étais certain de ne pas mourir, bien qu’autour de moi le mal qui avait frappé mon frère Laurent dévorait chaque jour tant de garçons et de filles et que moi-même j’avais ce voile sur le poumon gauche ; mais moi, je ne mourrais pas, je vivrais, j’allais commencer à vivre.

Lorsque la pluie eut cessé et que je pus traverser la rue Sainte-Catherine, et par la rue Margaux atteindre la rue de Cheverus, je savais qu’il n’était plus question pour moi de me replier avec Simon sur Maltaverne, mais de monter à Paris, pour que tout ce qui devait m’arriver m’arrive, chaque chose et chaque être à son heure. Et pourtant je ne perdrais rien de ce Maltaverne d’où j’émergeais, je l’emportais avec moi, ce serait mon trésor comme celui qu’avec Laurent nous avions enterré au pied d’un pin, pour le retrouver aux prochaines vacances : ce n’était rien d’autre dans une boîte que quelques billes d’agate…

Donzac aura raison de ne pas croire que tout ait pu m’apparaître si nettement au sortir de la librairie et tandis que la pluie d’orage inondait la rue Sainte-Catherine ; mais les éléments de cette vision étaient en moi et cette sensation d’un seuil franchi, d’un commencement, j’en ressens la joie à mesure que j’écris. Joie ! pleurs de joie ! Traversée sans fin dont même les orages ne seront au fond que délices. J’ai vingt-deux ans. J’ai vingt-deux ans. C’est déjà assez terrible de ne plus en avoir quinze, de ne plus en avoir dix-huit pour que je songe à m’en réjouir. Je sais que chaque année maintenant sera une marche que je descendrai… Mais je m’arrête sur cette marche de mes vingt-deux ans, enfin je me donne l’illusion de m’y arrêter puisque en fait la Hure ni le temps ne s’arrêtent de couler.

10

Maman m’attendait sur le palier, mais non point inquiète ni tourmentée, comme je l’avais imaginée. Elle se dressait devant moi, furieuse et blême, telle que j’avais cru la trouver à sa descente de l’auto et telle qu’alors elle n’était pas. Dieu savait quoi en mon absence l’avait mise hors d’elle.

— Elle a couché ici ! Tu as osé la faire coucher ici, et dans le lit de ton pauvre frère ! Cette drôlesse !

Comment ne l’avais-je pas prévu ? À peine aurais-je tourné les talons elle entrerait en chasse et son flair l’amènerait tout droit à ces draps mal dissimulés sous une commode.

— Des draps sales, et pour être sales ils le sont. Tu y as couché toi aussi. Dans la maison de ta mère, dans le lit de ton frère. Si jamais j’avais pu croire que tu serais capable de cette ignominie ! Et tu oses rire, malheureux enfant ! Qu’est-ce qu’elle a fait de toi !

— Je ne ris pas, je souris tristement de te voir commettre une fois de plus ton péché d’habitude qui est le jugement téméraire. Cette jeune femme que tu insultes sans la connaître n’est jamais venue ici. Sache que si elle y était venue (j’hésitai un instant) nous n’aurions pas eu besoin du lit de Laurent.

Elle ne réagit pas. Elle n’avait pas dû comprendre.

— Alors qui a couché dans cette chambre, dans ces draps ? Qui as-tu ramassé dans la rue ?

— Mais quelqu’un que tu connais, maman, que tu connais, depuis qu’il est né.

Elle crut que je me moquais d’elle. Quand le nom de Simon Duberc lui éclata à la figure, elle demeura muette quelques instants.

— Ah ! il ne manquait plus que celui-là ! que ce renégat !

— La perte de la foi n’est pas un reniement. Un séminariste qui quitte le séminaire, c’est la victime d’une erreur d’aiguillage.

— Il est passé à l’ennemi, tu le sais bien.

— Et si je te disais que les deux matins qu’il a vécus ici, il a assisté à la messe de six heures ?