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Ma rage reprit sur le chemin de l’église mais toute tournée contre l’innocent Doyen. Je m’efforçai de la dominer : il ne s’agissait pas de faire une mauvaise confession… « Eh bien ! oui, me dis-je, oui, je lui dirai tout et plus qu’il n’en voudra, et plus qu’il n’en a jamais entendu. »

Il lisait son bréviaire, assis près du confessionnal. Il continua de lire quelques instants puis il me demanda si j’étais prêt, entra dans sa niche, décrocha l’étole. J’entendis glisser la planchette et vis son énorme oreille. Je lui dis que je ne m’étais pas confessé depuis le 15 août, expédiai le Confiteor et déballai recto tono mon petit paquet habituel qui n’avait guère changé depuis ma première confession : « Je m’accuse d’avoir été gourmand, menteur, désobéissant, paresseux, d’avoir mal fait mes prières, mal entendu la messe, d’avoir été orgueilleux, médisant… »

C’était tout ? Il avait l’air déçu. Oui, je croyais bien que c’était tout.

— Tu es sûr que rien d’autre ne t’inquiète ? Quand ce ne seraient que des pensées…

Je demandai : « Quelles pensées ? »

Il n’insista pas. Il se méfiait du monstre que j’étais, mais qui pouvait être aussi bien un monstre d’innocence.

— Tu as toujours fait des confessions sincères ?

À ce moment le démon entra en moi et me souffla de répondre : « Non, mon Père. »

— Comment ? J’espère qu’il ne s’agissait de rien de grave ?

— Je ne sais pas. Peut-être de ce qu’il y a de plus grave.

— Mon pauvre enfant ! Ta mère, tes maîtres, moi-même, nous t’avons assez mis en garde contre tous les manquements à la sainte vertu…

C’était la pureté qu’il appelait ainsi. Je protestai que je n’avais rien de grave à me reprocher sur cet article. C’était vrai à ce moment-là. L’innocent petit garçon que j’étais encore, il y a trois ans…

— Pourtant tu me dis qu’il s’agit de ce qu’il y a de plus grave… Qu’est-ce que ça signifie ?

— Si c’est grave ou non, vous en jugerez vous-même. Voilà : Je suis idolâtre.

— Idolâtre ? Qu’est-ce que tu me racontes ?

— Ce que j’adore à la lettre, je n’ose vous le dire. Je rends un culte secret… Vous connaissez le gros chêne dans le parc ?

— Qui n’est pas tellement gros, dit le curé, pour m’obliger, j’imagine, à reprendre pied dans ce monde rassurant où les choses se pèsent et se mesurent.

— Pour moi, il est Dieu, oui, depuis l’âge de raison, je n’ai jamais cessé de le traiter comme tel, de l’adorer.

— Ouais ! Ouais ! Tu es un poète, nous le savons. (Il prononçait « pouate ».) Il n’y a pas de mal à ça.

— Je savais bien, mon père, que vous ne me croiriez pas. C’est ce qui m’a retenu jusqu’à aujourd’hui de confesser ce péché : la certitude que je ne serais pas cru, même de vous.

Mais comment vous faire entendre que je suis l’inventeur d’une liturgie en l’honneur du gros chêne, que je lui offre des sacrifices…

— Allons, voyons ! C’est de la pouasie permise, mon pauvre drôle. Qu’est-ce que tu vas chercher ? À moins que tu ne veuilles te payer ma tête ? Ça alors, ce serait un péché grave : on ne se moque pas de Dieu.

— Je ne me moque pas de vous mais je me rends compte que vous ne pouvez pas me croire.

— Tous les poètes, même chrétiens, adorent la nature, c’est permis.

— Ce que je pratique n’a rien à voir avec les effusions de Lamartine ou de Hugo. Bien sûr, tous les arbres pour moi sont vivants et divins, surtout les pins du parc. Je les préfère aux hommes, ajoutai-je, en proie à une exaltation à la fois dirigée et sincère à laquelle je m’abandonnais avec délices.

Oui, les hommes me faisaient peur déjà, même les futurs hommes à qui j’ai eu affaire au collège. Nos maîtres religieux, même les pires, ne me faisaient pas vraiment peur parce qu’ils sont tenus en laisse par la dévotion, par la règle. Mais mes camarades ! Ils étaient déjà capables de tout ! Je me souviens d’avoir passé toute une récréation enfermé dans les cabinets tant j’avais peur de la « balle-au-chasseur » lancée contre moi à bout portant…

— Voyons, Alain, revenons aux choses sérieuses.

— Pourquoi, demandai-je, avec une angoisse qui n’était pas jouée, consciente pourtant et jouissant d’elle-même, pourquoi m’interdisez-vous le pardon en refusant de prendre au sérieux l’aveu que je vous fais ?

Le curé pétrissait sa figure d’un geste qui lui était familier, comme si elle eût été en terre glaise. Il me demanda soudain :

— Tu adores tous les arbres et pas seulement le gros chêne ?

— Non, tous sont des êtres vivants, certes, mais le gros chêne seul est Dieu.

— C’est une révélation que tu as eue ?

Je voyais les hochements de sa grosse tête. Il n’osait pas se toucher le front de l’index.

— Non, il n’y a jamais eu de révélation. D’aussi loin que je me souvenais, j’avais adoré la terre, les arbres…

— Pas les animaux ? C’est toujours ça de gagné.

— Non, pas les animaux… Mais si ! En vérité, dis-je, j’avais oublié, mais tout me revient. Vous connaissez, mon père, la métairie abandonnée ?

— Oui, à Silhet ?

— Quand j’avais sept ou huit ans, je ne sais qui ou quoi m’avait mis dans l’idée que logeait dans la métairie abandonnée notre ânesse appelée Grisette et qui avait crevé de vieillesse quelques mois plus tôt. Je m’en persuadai et j’entraînai Laurent, bien qu’il fût mon aîné, à le croire. Pour lui, ce n’était qu’un jeu, mais non pour moi. Nous nous rendions à la métairie abandonnée et nous chantions une sorte de mélopée idiote devant la porte fermée à clé : « Grisette, Grisette, je te souhaite une bonne fête, je te donnerai des abricots confits… »

— Des abricots confits, à une ânesse ?

Le curé se forçait à rire, il ramenait les choses à leurs justes proportions.

— C’est parce qu’à sept ans je n’imaginais rien de meilleur au monde que des abricots confits, mais j’adorais Grisette à la lettre. Je réalise tout à coup, mon père, que je commettais réellement l’abomination dont les païens chargeaient les premiers chrétiens et qui était l’adoration d’une tête d’âne.

Je me tus, sincèrement accablé par ce que je venais de découvrir, et le curé se tut aussi, peut-être hésitant à me chasser du confessionnal parce que je me moquais de lui. Mais sait-on jamais ? M’étais-je moqué ? Il savait d’expérience que j’avais été un enfant scrupuleux, atteint du même mal que maman. Tout à coup il me demanda à voix haute et d’un ton presque solennel :

— Alain, crois-tu en Dieu ?

— Oh ! Oui, mon père.

— Crois-tu que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant, qu’il a donné sa vie pour toi, qu’il est ressuscité ?

Je le croyais de tout mon cœur, de tout mon esprit.

— Aimes-tu la Sainte Vierge ?

— Oui, je l’aime…

— Alors, ne pense plus à toutes ces sottises. Si tu as péché, je vais t’absoudre, ou plutôt le Seigneur lui-même va t’absoudre.

Il avait gagné la sacristie en hâte, comme s’il fuyait. Je pris à peine le temps de réciter ma pénitence et me retrouvai dehors, dans la torpeur de ce 7 septembre. Le vent était tiède, une haleine, comme les poètes écrivent par habitude, mais ce jour-là, le cliché était vrai : une haleine, le souffle d’un être vivant. J’avais cru me moquer du Doyen, or cette moquerie, je découvrais qu’elle m’avait non certes délivré, mais rendu conscient d’un amour qui demeurait mon refuge de tous les instants. Adoration qui n’avait jamais empiété sur l’autre amour, sur l’autre adoration que je vouais au Dieu chrétien, confondu avec le pain et avec le vin qui sont nés de la terre, du soleil et des pluies. Ce n’était pas trop de ce double refuge. Je n’aurais jamais trop de refuges contre les hommes. Aujourd’hui, deux années ont passé et cette angoisse de jour en jour s’accroît à mesure que je me rapproche de ce qui me paraît horrible au-delà de toute horreur : la vie à la caserne, la chambrée. Je ne l’ai confié à personne, pas même à Donzac. Cette angoisse ne me fait pas honte, je sais bien qu’elle n’est pas vile, mais à condition de ne pas lui donner corps en l’exprimant : alors elle deviendrait lâcheté ; il m’arrive de penser, comme à une dernière chance, que je pourrais mourir d’ici le conseil de révision.