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— Je n’ai pas voulu, madame, qu’il fît ce voyage seul après le coup qu’il a reçu ce matin.

Elle me dévisagea :

— Ç’a été un coup pour toi ?

— Plus terrible que tu ne peux l’imaginer : c’est de moi que la petite a eu peur, c’est ma vue qui l’a affolée.

Maman répétait d’un ton las : « Qu’est-ce que tu racontes ? » Mais elle devint très vite plus attentive. Quand j’eus fini, elle dit : « Maintenant qu’on tient le coupable, qu’il a avoué, ce n’est pas la peine que tu parles ; tout cela doit demeurer entre nous. »

— Non, protesta Marie, c’est important pour ce misérable qui va jouer sa tête. Le témoignage d’Alain prouvera que la petite a eu peur en effet, qu’elle est entrée en courant dans le bois, que tout s’est passé comme l’homme l’avait rapporté et on ne l’avait pas cru : cette petite fille essoufflée, haletante…

— Oui, dis-je, c’est ce halètement qui a dû la perdre.

Je voulais tout de suite aller à la gendarmerie, mais en ce moment, selon maman, ils étaient tous au moulin : l’assassin montrait l’endroit où il avait jeté le corps. Je ne voulus pas attendre. Ce fut maman qui demanda à Marie : « Vous ne le quittez pas ? »

Je les intéressai moins que je ne m’y étais attendu. Ils tenaient l’assassin et ils allaient repêcher le cadavre. Le brigadier qui m’interrogea ne parut attacher aucune importance à ce que je crus devoir lui dire de la peur que ma vue avait sans doute éveillée chez la petite Séris. C’était pour eux une affaire réglée. Au retour, je dormis deux heures, lourdement. J’ai su que durant mon sommeil, maman et Marie avaient parlé de moi, ou plutôt que Marie s’était appliquée à alarmer maman à mon sujet. Elle eut le sentiment d’y avoir réussi puisqu’elle partit pour la gare à six heures, sans m’avoir revu : « mais, m’assura maman, tout à fait tranquille à mon sujet ».

Cette inquiétude éveillée occupait maman, la détournait un peu de ce petit cadavre qu’elle ne cessait pourtant de voir. Je découvris durant la nuit qu’elle passa auprès de moi, dans le lit de Laurent, qu’elle était attachée à la petite Séris par d’autres liens que les calculs sordides que je lui avais prêtés, qu’elle chérissait cette enfant sans mère et qu’elle en était chérie.

— Mais ce que tu ne savais pas, ce que tu ne pouvais pas savoir puisqu’il m’était interdit de te parler d’elle, c’est jusqu’où allait son amour pour toi.

— Son amour pour moi ?

— Oui, cela paraît incroyable chez une fille de douze ans. Je n’aurais jamais imaginé que cela pût exister, ou c’eût été pour m’en scandaliser, si je n’avais été témoin de ce culte, de cette dévotion si tendre d’enfant et pourtant déjà de femme — mais en toute pureté et innocence certes je le sais, moi à qui elle ne cessait de parler de toi. Si une pensée peut m’aider à ne pas me révolter contre l’abomination de ce que cette innocente a subi, c’est que maintenant, elle voit que tu ne la hais plus, que tu la pleures, que tu ne l’oublieras plus, qu’elle n’est plus le Pou pour toi…

— Mais elle ne savait pas que je l’appelais le Pou ?

— Elle le savait. Ce n’est pas moi, tu penses bien, qui le lui avais répété. Numa Séris le tenait des Duberc, de ton cher Simon j’imagine, et un soir que Numa était ivre, il l’a dit à la petite. Elle a pleuré, elle a pleuré…

Maintenant c’était nous qui pleurions tous les deux dans la nuit, maman et moi, avec en nous cette réalité insoutenable de ce que l’enfant avait subi dans son pauvre corps, de cette salissure, de cette souillure…

— Alain, toi qui as lu tous les livres, toi qui sais tout ce qu’on a pu écrire sur le mal que Dieu permet, quand il s’agit d’un enfant, d’une petite fille, pourquoi avant de la tuer, avoir livré sa chair et son âme à une brute aveugle ? Quel est le sens de cette épreuve-là que tous les jours des enfants subissent ? Encore ne connaissons-nous que ce que la presse rapporte. Mais chaque jour, partout, dans le monde entier…

Elle se tut, attendant ma réponse. Je continuais de pleurer sur ce petit corps déshonoré que toute l’eau de la Hure n’arriverait pas à laver. Enfin je dis :

— Peut-être le mal est-il quelqu’un.

— Alors il existe, il a été créé, cette puissance lui a été donnée.

— Maman, il n’y a pas d’autre réponse que ce corps nu, car il était nu, couvert de crachats, cloué à une potence et dont les intellectuels se moquaient, et qui était le corps du Seigneur. La réponse, la petite fille la serre à jamais contre son cœur. Maintenant et à jamais. Et nous, bientôt, nous saurons ce que nous pressentons, chaque fois que nous communions à ce corps insulté, crucifié, et glorifié.

— Oui, je crois, je crois.

Je l’entendais sangloter pour la première fois de ma vie, sangloter d’amour.

— Je l’aimais, cette petite fille, comme je n’ai jamais aimé personne, pas même toi. Je lui avais dit : « Il faut que tu sois instruite, moi je n’ai jamais pu parler de rien avec Alain. Dans nos familles, il n’y a pas de femmes pour un garçon comme lui. » Alors, elle qui n’avait été qu’à l’école primaire jusqu’au certificat d’études, travaillait maintenant avec notre instituteur qui est très intelligent, qui prépare sa licence de lettres. Elle faisait aussi du latin avec M. le curé, qui lui ouvrait l’esprit sur les questions qui t’intéressent. Lui aussi les connaît maintenant. Ce pauvre Doyen, tu ne te doutes pas de ton influence sur lui. Je t’empêche de dormir. Mon chéri, il faut dormir.

— L’important pour moi, ce n’est pas de dormir c’est que tu sois là.

Nous demeurâmes un peu de temps sans parler. Le vent de cette nuit d’automne donnait une voix aux pins de Maltaverne et ils pleuraient avec nous la petite fille livrée vivante à une bête, non pour être dévorée comme la vierge Blandine, mais pour être aussi souillée qu’une créature de Dieu peut l’être en ce monde, et son dernier regard s’était posé sur cette face convulsée. Maman parla de nouveau :

— Si j’en crois cette personne (c’était Marie, cette personne) tu t’étais mis dans la tête que j’avais chargé la pauvre petite de vous épier pendant mon absence. Comment as-tu pu me croire capable… Certes, je lui disais trop de choses. Nous vivions si près l’une de l’autre pendant mes séjours à Maltaverne, quand tu n’étais pas là ! Elle n’ignorait rien de mes craintes depuis que cette personne était entrée dans ta vie. En fait nous ne parlions que de toi. Mais si la petite vous a guettés durant ce séjour, ce n’était pas moi qui le lui avais demandé, c’était d’elle-même, pour son propre compte. Qu’une fille de cet âge puisse être jalouse comme elle l’était, je n’aurais jamais cru que ce fût possible. Ce qu’elle a souffert par toi durant cette soirée et cette nuit, elle me l’a dit, elle me disait tout. Nous nous disions tout. Moi, tu sais, je n’étais pas jalouse. J’aurais donné ma vie pour que tu l’aimes. Elle croyait que tu finirais par l’aimer et elle me le faisait croire. L’horrible, c’est que c’était vrai, c’est que tu l’auras aimée une heure avant qu’elle soit violée et étranglée…

— Oui, et que je vais l’aimer maintenant aussi vieux que je vive, que je vais la bercer en moi, que je la serrerai encore contre mon cœur, ce pauvre petit Pou, mon unique amour.

Tout à coup j’entendis rire maman. Oui, elle riait. Elle dit :

— Sais-tu comment elle se vengeait de ce que vous l’appeliez le Pou ? Eh bien elle n’appelait cette personne que « le grappin » parce qu’elle m’entendait souvent m’inquiéter de cette fille « qui t’avait mis le grappin »…

Cette fois le silence dura entre nous, et puis j’entendis le souffle de ma mère endormie, presque un râle, comme s’il eût passé à travers toutes les larmes qu’elle n’avait pas versées encore. Moi, je veillais, je refaisais en esprit le chemin déjà parcouru, qui était un chemin de croix : première station, la mort de mon frère ; deuxième station : la petite fille violée. Si faible, si désarmé, où trouverais-je la force de faire un pas de plus ? Ah ! me coucher sur la terre nue, dans un endroit de Maltaverne que je connais, que j’appelais « la beauté » quand j’étais enfant. Pourquoi « la beauté » ? M’étendre et attendre de m’endormir du sommeil sans réveil.