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Je m’endormis moi aussi. Quand je m’éveillai, maman n’était plus dans la chambre. Elle avait dû aller à la messe. Moi, je n’essayai pas de prier, non par révolte, mais parce qu’un malheur comme celui-là donne le sentiment d’une absence — non certes d’une inexistence, mais c’est impossible que quelqu’un soit là, et pourtant il est là : tel est le mystère de la foi, indestructible dans ceux qui en ont reçu la grâce et jusqu’à résister même au meurtre d’une petite fille, et à ce meurtre-là, dont la seule idée me donnait l’envie de hurler monotonement comme une bête torturée.

Chacun de nous, dès le réveil, rentra dans sa douleur, s’emmura de nouveau. Pour fuir les journalistes (ma déposition avait paru dans les journaux), ce fut à partir de ce matin-là que j’allai à la chasse à la palombe : la nôtre, à « la Chicane », est introuvable, inaccessible. Il est vrai aussi que l’assassin sous les verrous, ayant avoué, l’histoire avait été déjà remplacée par d’autres. Toute la question était de trouver la force de poursuivre la mienne, de décider dans quelle direction avancer. Marie m’écrivit qu’il faudrait partir pour Paris dès que je m’en sentirais la force : « … Ce que ton Barrès dénonce comme un mal, le déracinement, est le seul remède, après le coup que tu as reçu, apporte la seule chance de guérison. Certes tout ce qui est arrivé, où que tu sois, tu l’auras toujours en toi, mais en toi qui as peut-être reçu le don que tu admires tant dans les autres, de le retrouver vivant, de l’exhumer. C’est ce que Simon Duberc pense de toi, avec une certitude rabâcheuse, mais à la longue saisissante : « Il sera grand un jour, vous verrez ! » répète-t-il. Je l’aime à cause de cela, en dépit de ce qu’il y a de mal né en lui, de son côté paysan perverti, en dépit du monstre que vous avez fait de lui à Maltaverne — mais il croit en toi. Il ne t’aime pas autant que tu l’imagines, peut-être te déteste-t-il à certains moments, mais il croit en toi. C’est la foi que les autres mettent en nous qui nous indique notre route. Simon et moi après Donzac nous t’indiquons la tienne, hors de quoi il n’est pas pour toi de vrai chemin.

« Le seul obstacle vient de ta mère et ce n’est pas moi qui te conseillerai de t’en moquer. Si j’éprouve quelque remords quand je songe à notre histoire, c’est bien au sujet de cette pauvre “Madame” que j’avais atrocement simplifiée d’après l’image que vous m’aviez donnée d’elle, toi et Simon. Tu te rappelles que je te disais, durant ces séjours qu’elle multipliait à Maltaverne, “qu’elle te trompait avec tes propriétés”. Eh bien nous le savons aujourd’hui, c’était avec le Pou qu’elle te trompait — car il s’agissait d’amour, bien que ni la chair ni le sang n’y fussent engagés. »

Oui, je le voyais enfin : une vieille femme avait déversé sur une petite fille toute la tendresse dont personne au long de sa vie ne s’était soucié sinon un mari qui sans doute lui faisait physiquement horreur, sinon moi, mais je lui demeurais inintelligible, d’une autre race, bien que je fusse sorti d’elle ; j’approfondissais par ma seule présence le gouffre de solitude dans lequel la pauvre « Madame » se serait enfoncée sans les propriétés qui la maintenaient à la surface, sans les dévotions qui jalonnaient ses journées… Mais il y a eu cette enfant que je haïssais, et qui m’aimait, et qu’elle aima.

Oui, cet obstacle-là, il ne s’agissait pas de le tourner. Maman m’approuvait de vouloir aller à Paris mais elle me demandait d’attendre une année encore. J’avais reconnu que je pouvais poursuivre à Bordeaux les travaux d’approche exigés par ma thèse. Il s’agissait bien de ma thèse ! Il y allait de ma vie (enfin je m’en persuadais). Il fallait tenter cette dernière chance, me déraciner de cette terre où j’avais été atteint au cœur et faire cette expérience de la replantation, de ce qu’on appelle chez nous, le « repiquage », dans un terrain étranger — avec cette idée qui ne me venait pas seulement de Donzac, de Simon, de Marie, peut-être aussi des hommes d’affaires dont j’étais issu : l’idée d’utiliser cet acquis horrible, de n’en rien laisser perdre. « Il faut que rien ne se perde » répétait-on aux enfants que nous étions, mais il s’agissait de morceaux de pain ou de bouts de chandelles. Maintenant, pour moi, ce qui ne devait pas se perdre, c’était ce que j’avais souffert et ce que j’avais fait souffrir, c’était cette petite fille immergée par son assassin dans le ruisseau qui ruissellerait en moi sous ses aulnes jusqu’à mon heure dernière, c’était cette mère écrasante et elle-même écrasée. Sur ce capital-là, il me faudrait vivre. Tout ce qui m’arriverait encore, si interminable que soit la route, resterait en dehors du cercle fatidique tracé autour de cette part de ma vie.

Maman me disait : « On a beau dire, on ne meurt pas de chagrin. Les gens ne meurent pas de leur chagrin. Même s’ils ne se consolent pas, ils ne meurent pas ; mais moi je mourrai, je suis en train de mourir. Attends un peu, ne me quitte pas. » Je ne pouvais lui répondre que pour moi qui avais vingt-deux ans, ce n’était pas si simple et qu’il fallait tenter de survivre. J’emportais chaque jour, à la Chicane, un des Balzac de mon père, dans cette édition Charpentier de 1839 où certains titres n’ont pas été repris dans les œuvres complètes. Balzac n’est pas l’auteur que je préfère : il est trop gros (je parle de son style). Mais c’est l’auteur qui agit le plus directement sur moi comme un excitant à ne-pas-vouloir-mourir. Je déteste cette race de jeunes ambitieux qu’il décrit, leur férocité ; et pourtant ils me donnent envie de tenter ma chance, moi aussi, par des voies qui me seront propres et qu’il me reste à découvrir.

Pour l’instant je me trouve toujours à l’intérieur du cercle : ce n’est pas encore du révolu à redécouvrir et à transposer, ce n’est pas du vécu, mais ce que je vis ici et maintenant, et maman est là, encore vivante, que je ne peux pas laisser mourir seule avec en elle cette petite fille adorée et violée, aux yeux ouverts. Elle m’a dit : « À tous les instants de mes jours et de mes nuits, je la vois morte, mais les yeux dilatés par l’épouvante. »

Elle allait quotidiennement chez le père Séris qui buvait moins qu’elle ne l’eût craint, parce qu’il voulait régler ses affaires « avant de se mettre sérieusement à boire ».

— Croirais-tu, disait maman, qu’à ces obsèques où tout le monde pleurait, le vieux Séris semble n’avoir été touché que par tes larmes. Il pourrait t’en vouloir après tout, même s’il ne sait pas que la petite a beaucoup souffert à cause de toi. Eh bien non ! Et sais-tu ce qu’il m’a proposé ? Une vente fictive de toute sa propriété, de sorte que tu serais en fait son héritier, l’héritier de la petite…

— Pour rien au monde ! protestai-je.

— Bien entendu, dit maman. Il ne saurait en être question. J’étais si sûre de ton refus que j’ai refusé en notre nom à tous deux, sûre que tu m’approuverais. Alors il m’a suggéré une vente réelle, lui gardant l’usufruit. À toi de décider.

— Mais maman, je ferai ce que tu voudras.

— Ce que je veux ? Je ne veux plus rien. La seule idée de profiter de cette mort me fait horreur. La propriété de Séris sera partagée entre plusieurs neveux, et donc anéantie. C’est ce que je souhaite : qu’il ne reste rien de ce qui était à elle. Ce que j’aimerais, c’est que tout brûle. D’ailleurs Numa Séris croit que c’est ce qui arrivera, que tout finira par brûler.