— Pourquoi tout brûlerait-il plus que jadis ou que naguère, ma pauvre maman ? Depuis le temps que le tocsin sonne, et qu’on vient à bout du feu…
— Parce que justement, à en croire Séris, le tocsin s’il sonne encore dans les années à venir, ne mobilisera plus personne : il n’y aura plus personne dans les métairies. Les gens supporteront de moins en moins de vivre comme des loups dans ces quartiers perdus, nourris de pain noir et de cruchade. Séris dit que les savants américains n’ont plus besoin de notre résine pour en extraire l’essence de térébenthine et qu’on aura de moins en moins recours à nos pins pour les poteaux de mine et pour les traverses de chemin de fer. Alors tout brûlera, répétait maman avec une sorte de satisfaction désespérée, parce qu’il n’y aura plus personne… Et pourquoi les arbres seraient-ils seuls épargnés ? Ils mourront eux aussi, brûlés vifs. Ça vaut mieux que…
« Tu as cru que j’aimais la terre pour la terre. Ce que j’avais devant les yeux, c’était la petite et toi, maîtres de tout, et moi veillant sur vous deux, sur vos intérêts, et la regardant, elle, être heureuse auprès de toi. Quand le Doyen me faisait la morale, me rabâchait : “Vous n’emporterez pas vos métairies avec vous !” Je lui disais : “Mais je me réjouirai à mon lit de mort de savoir que les enfants vont les posséder, que je les leur laisse dans le meilleur état possible.” Je disais au Doyen que la propriété dure, qu’il est vrai qu’elle a contre elle les partages, mais qu’elle se gonfle par les mariages et les héritages et qu’elle se moque de la mort. Je sais maintenant que ce n’est pas vrai. Mais qu’est-ce qui est vrai, Alain, qu’est-ce qui est vrai ?
Il ne me restait que de me mettre entre les mains de Dieu, que d’attendre un signe de lui — ce signe qui serait peut-être un appel entendu de moi seul pour devancer mon heure. C’était ne tenir aucun compte de ce qui se passait au-dedans de ma mère, à mon insu et à son insu : oui, à la lettre de ce qui « passait », en elle, de ce qui changeait et qui allait se fixer dans le parti inattendu qu’elle allait prendre et qui me rend libre.
Le jour de la Toussaint, nous allâmes apporter notre bouquet à la petite Séris. Je fus frappé de ce que maman ne récita pas le De Profundis, comme elle avait accoutumé de faire lorsqu’elle nous faisait nous agenouiller, Laurent et moi, sur la tombe de pauvre papa. « Du fond de l’abîme j’ai crié vers vous, Seigneur, Seigneur… » Était-ce le pathétique de l’imploration qui passait malgré elle dans sa voix ? ou était-ce ma propre angoisse que cette voix orchestrait ? À cette dernière Toussaint, aucun cri ne monta de l’abîme au bord duquel maman se tenait debout, vieux chêne encore vert, mais que la foudre a frappé. Elle ne s’agenouilla pas, ses lèvres ne remuaient pas. Sur la route, au retour, elle me dit :
— Je viens de prendre une résolution. Je ne rentrerai pas à Bordeaux. Je vais attendre ici. Alors toi, tu peux monter à Paris, comme disait cette personne le jour où elle t’a ramené : « Il faut qu’il monte à Paris… » me répétait-elle.
— Mais attendre quoi, maman ?
Elle répéta : « Attendre… » Je lui rappelai qu’elle n’aurait plus M. le Doyen qui allait finir sa vie à Bordeaux, non à la tête d’une des paroisses de la ville, ce qu’il avait toujours espéré et cru, mais dans une aumônerie de bonnes sœurs.
— Je le sais, et ce n’est pas de son successeur que j’aurai beaucoup à attendre.
Nous ne le connaissions pas encore : il avait refusé de venir chez nous avant d’avoir visité le dernier métayer de la paroisse. Il avait manifesté grossièrement devant le pauvre doyen son intention bien arrêtée de n’être pas, lui, « le curé du château ».
— La faim chasse le loup du bois, dit maman, et je n’attendrai pas longtemps pour le voir arriver la main tendue. Quant aux métayers, ils auront recours à lui comme à leur habitude, pour bénir le parc à cochons. M. le Doyen d’ailleurs trouve que son successeur a raison, que nous nous sommes trompés, nous autres, que nous nous serons trompés sur tout.
Elle avançait sur la route d’un pas ferme, répondant aux saluts, dosant selon l’importance des gens ses inclinaisons de tête et ses sourires, et pourtant ce qu’elle me rappelait à ce moment de sa vie, c’était cette mouche à qui mon voisin d’étude, jouant à dégrader Dreyfus, arrachait une patte et puis une aile. Ainsi maman était dépouillée jour après jour de toutes ses certitudes. Rien n’était vrai de ce qu’elle avait cru, mais le plus faux de tout c’était ce qu’elle avait confondu avec la vérité révélée. Même si elle n’en avait pas une conscience claire, ici et maintenant, elle en subissait l’évidence, avec l’insensibilité morne d’une créature frappée dans l’enfant qu’elle a le plus aimé en ce monde : tout le reste peut lui être enlevé, elle ne sent plus rien.
— Quand tout nous manque, lui dis-je, quand nous nous croyons abandonnés, à l’heure qui vient toujours, pour chacun de nous, où nous soupirons à notre tour : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » c’est l’heure de l’échec définitif que la croix préfigure, dont la croix est le signe scandaleux et insupportable à l’être jeune ou dans la force de l’âge, — jusqu’au jour où elle devient ce qui se conforme exactement à notre corps…
Maman coupa :
— Et à notre cœur.
Je fus étonné de cette parole dans sa bouche. Comment savait-elle que c’est toujours notre cœur qui est crucifié ? Peut-être maman n’avait-elle vécu à notre insu que par le cœur ? Sa tendresse pour Jeannette avait dû être précédée de tendresses annonciatrices. J’essayai de me rappeler. Tout ce dont je pus me souvenir, ce fut, après la mort de mon père, dans ce vieil hôtel où ne pénétrait presque personne, la venue, une ou deux fois par an, d’une amie de couvent, Sarah M…, irlandaise ou anglaise ; elle était accompagnée d’une petite fille, « sa pupille », nous avait dit maman. Elles arrivaient de loin, comme ces oiseaux de mer que la tempête chasse vers la côte, au temps de l’équinoxe. La naissance de cette petite fille appelée Andrée était liée à un de ces secrets dont maman disait : « Ce n’est pas pour vous ». Rien n’était pour nous, mais tout entrait en moi et rien n’en sera perdu.
Le dernier combat d’arrière-garde que livra maman fut pour me demander de loger à Paris dans un cercle d’étudiants catholiques ; mais je l’assurai qu’à vingt-deux ans j’en avais passé l’âge, que non seulement cela ne m’effrayait pas de ne connaître personne à Paris, mais que c’était ce qui me piquait au jeu : partir de zéro, tenter cette éternelle conquête toujours recommencée de la grande ville par un petit provincial, sans aucune lettre de recommandation dans ses poches.
— Mais quelle sera ta vie ?
— En principe, celle d’un étudiant studieux, attentif à ne perdre aucune chance. Au premier rang des chances, je mets la grâce de certaines rencontres.
Maman demanda : « Pour le bien ou pour le mal ? »
— Ce n’est jamais si simple. Je crois que toutes nos rencontres, même les pires, sont voulues.
— Qu’est-ce que tu en sais, mon pauvre drôle ?
Qu’en savais-je en effet ? C’était moi qui dégageais délibérément le sens de mon histoire, qui l’ordonnais selon mes vues, moi qui prêtais à l’Être infini des intentions humaines, moi seul qui me satisfaisais de ce que j’inventais.
Maman ne m’écoutait plus. Elle me demandait quelle somme il faudrait m’envoyer chaque mois et n’imaginait pas que je pusse répondre qu’elle n’avait pas à s’en mêler, que pour disposer de mon bien je n’avais besoin d’aucun intermédiaire. Jusqu’à la fin, elle contrôlerait mes dépenses, elle passerait, penchée sur ses livres de comptes, tous ses après-midi de dimanche.