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— Oui, dis-je sombrement : comme aux Assises, deux complices qui s’accusent l’un l’autre.

Elle me dit : « Tais-toi ! » Je ne la voyais pas, mais je l’entendais pleurer. Je me levai, l’embrassai, lui demandai pardon.

— Rien n’a été de notre faute, maman : de ce qui a dépendu de nous, il ne pouvait rien naître de pire qu’un malentendu qui aurait fini par se dissiper, qui se serait très vite dissipé, car j’étais impatient de savoir qui était cette baigneuse du moulin, et je l’aurais su le soir même sans ce télégramme de Simon…

— Ça n’aurait rien changé à rien. Tout était déjà accompli.

— Oui, maman, et ni toi ni moi n’avons eu la moindre part à cette coïncidence incroyable. Mais ces crimes-là sont toujours commis au hasard d’une rencontre. On peut toujours dire : « Si l’enfant avait pris un autre chemin… »

Elle murmura : « C’est fait maintenant. Ça a eu lieu, c’est accompli. » Nous demeurâmes sans parler. Je ne voyais qu’une masse confuse dans le fauteuil, en face de moi.

— Écoute, Alain, ne faisons plus de phrases et parlons net. Il n’y a pas de question pour toi, il faut que tu partes. Cela vaudra mieux pour nous deux. Tu m’écriras souvent : par lettre, on ne s’irrite pas. Tu me raconteras ta vie, enfin la part de ta vie que tu pourras me raconter. Je m’occuperai de tes affaires ; si je tombais malade, il suffirait d’un télégramme, la De Dion t’attendrait à Bordeaux, tu serais ici le soir même.

— Oui, de loin tu me supporteras, tu te réhabitueras à moi…

Cette fois encore elle ne protesta pas. Avait-elle entendu et compris ? Elle demanda :

— Tu es toujours décidé pour après-demain ? Il faut en tout cas que tu passes un jour à Bordeaux…

— Non, maman. J’ai ici les livres que je veux emporter. L’auto me mènera directement au train de Paris. Il part à onze heures quatre.

— Mais tu as presque tous tes vêtements rue de Cheverus…

— J’ai ici tout ce qui est nécessaire à l’étudiant que je veux être pour commencer et qui ne sera invité par personne, puisqu’il ne connaîtra personne.

— Tu finiras par te faire des relations…

— Peut-être… Mais si je dois aller dans le monde, ce ne sera qu’après avoir observé comment on s’habille à Paris. Tu te souviens de ce qu’il en a cuit au pauvre Lucien de Rubempré de débarquer à Paris habillé comme à Angoulême.

Elle me demanda à mi-voix, du ton de quelqu’un qui n’attend pas de réponse : « Qui est Lucien de Rubempré ? »

— Voyons, maman ! Tu as lu pourtant Les Illusions perdues ! Je te les ai fait lire.

— Oh ! moi, tu sais, je ne suis pas comme toi : rien ne reste de ce que je lis, ça me traverse…

Elle se mit à tisonner, les coudes aux genoux, comme je l’avais toujours vue faire, et tout à coup, elle me dit :

— Il faudra télégraphier à cette personne pour qu’elle t’attende à la gare, et te mette dans le train.

— Non, maman, je n’ai plus besoin qu’on me mette dans le train. D’ailleurs je déteste les gares presque autant que les cimetières. Ma nouvelle vie commencera après-demain à onze heures quatre. Je renaîtrai à cette heure-là.

La femme de Prudent vint annoncer que le dîner était servi.

— Quand je pense, dit maman en se levant que je suis contente de manger, que j’ai faim.

Nous étions assis face à face sous la suspension dont la lampe filait, sentait le pétrole. J’éprouvai tout à coup de la joie à l’idée de ce départ si proche, de ce départ pour un autre monde, pour une autre vie.

Non, ce n’était pas de la joie, mais cette impatience éprouvée dans un tunnel interminable et étouffant : il faut en sortir coûte que coûte, le plus vite possible, fuir à jamais, sans tourner la tête, avec tout son trésor au-dedans de soi.

Ma mère se leva lourdement, nous retrouvâmes chacun notre fauteuil. Elle mit une bûche au feu et releva ses jupes, comme je l’avais toujours vue faire, pour exposer ses jambes à la flamme. Tout à coup elle dit sans me regarder :

— Plus j’y pense, et plus je trouve qu’il serait convenable que tu avertisses cette personne de ton départ, que tu lui indiques l’heure de ton train.

— C’est tout de même drôle, avoue-le, ma pauvre maman, que ce soit toi…

Je m’interrompis à temps, craignant d’ajouter, si peu que ce fût, à ce qu’elle souffrait.

— Oui, dit-elle, j’en ai pensé du mal. Elle était pour moi celle qui risquait de faire échouer le bonheur de ma petite enfant. Je n’imaginais pas, triste folle que j’étais, que ce qui allait le détruire, la détruirait elle, d’abord, ma pauvre petite enfant, et quelle serait cette destruction. Tout m’apparaît tellement différent aujourd’hui, les êtres et les choses… Ou plutôt je les vois tels qu’ils sont, ni pires ni meilleurs. Ah ! Ça ne me sera plus difficile d’obéir au précepte : « Ne jugez pas. » Non, je ne jugerai plus. Et puis cette personne, je la connais mieux que tu ne crois. Je ne t’ai jamais rapporté le détail de ce que nous nous sommes dit, elle et moi, pendant les deux heures que tu dormis, comme assommé, après ta déposition à la gendarmerie. Elle ne jouait pas la comédie, je te jure. Elle n’avait qu’une idée en tête : que je ne te perde pas de vue parce qu’elle te croyait atteint d’un mal qu’elle avait observé de près chez ce Père qui a tenu une si grande place dans sa vie. J’ai compris ce qu’elle eût été pour toi, ce qu’elle pourrait être encore ; et que m’importe maintenant, elle ou une autre ! Elle serait ce que j’ai été moi-même, elle te protégerait, elle te garderait, sans demander rien en échange. Ce que tu m’as dit d’elle un jour, qu’elle avait plus souffert qu’aucune fille de son âge, je sais maintenant ce que ça veut dire : elle avait passé la ligne au-delà de laquelle il n’y a plus rien ; moi, toute vieille que je suis, je vivais de mon espérance, je haïssais tout ce qui la menaçait. Mais maintenant… pourquoi pas elle, après tout ? Moi, je peux traîner encore un peu de temps ; mais je n’irai pas loin. Tu resteras seul. Alors pourquoi pas elle ?

— Non, maman, ne recommence pas, ne recommençons pas. C’est à cette mort qu’était ma vie ici qu’il faut que je m’arrache et je m’en arracherai. Si je dois en crever, le plus tôt sera le mieux. Mais non, je vivrai ! Je vivrai !

— Tu es un ingrat, tu l’as toujours été. Cette personne le sait maintenant comme je l’ai toujours su.

— Ce qu’elle seule pouvait me donner et qu’elle m’a donné, je ne l’oublierai jamais, si vieux que je vive. Mais comprends-moi, maman, moi aussi j’ai passé la ligne au-delà de laquelle il n’est plus question d’être heureux ; il s’agit de dominer la vie. Cette ligne, je l’aurai passée à vingt-deux ans, et toi, la soixantaine sonnée.

C’est bien cela que j’ai dit à maman, l’avant-veille de mon départ pour Paris. Mais c’est devenu du langage écrit. Je transposais de moi-même depuis que je rédige ce cahier, sans arrière-pensée, et parce que j’ai toujours été premier en narration, et que je continuais dans la foulée de l’écolier appliqué que j’ai été. Maintenant l’heure est venue pour moi de regarder en face et sans en mourir de honte cette tentation à laquelle je ne pourrai céder que lorsque maman ne sera plus là : qu’un livre broché à trois francs soit l’aboutissement de toute cette souffrance. Le nouvel homme né en moi manifestera sa force et son courage en osant utiliser pour son avancement ce destin qui sera devenu la matière d’un livre broché à trois francs.

De ce que nous nous sommes dit encore au long de cette veillée avant la montée silencieuse vers les chambres (avec en main la même lampe Pigeon d’autrefois parce que du premier étage nous ne pouvions éteindre l’électricité !) rien ne m’est resté ; sans doute n’y avais-je prêté qu’une attention distraite ; ce que je regardais en face c’était cette évidence que je ne m’étais jamais formulée clairement : que pour moi, renoncer à ma mère, et renoncer à Marie, cela relevait de la même nécessité, non le fait d’une nature égoïste ou cruelle, ni de ma sécheresse à l’égard des autres. Ce qui se manifestait en moi enfin et à quoi j’allais obéir avec une résolution froide, tenait dans le désir de survivre, et ce double renoncement en demeurait la condition.