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Étendu entre mes draps glacés où je mis longtemps à me réchauffer, dans cette chambre de campagne, au long d’une nuit d’arrière automne, j’y pensais avec méthode. La lampe Pigeon était demeurée allumée, mais sa lueur étroitement circonscrite laissait la pièce submergée d’une ombre propice aux fantômes morts ou vivants, et je me demandais si l’insignifiance absolue d’une chambre d’hôtel à Paris suffirait à les conjurer. Non que j’eusse peur d’eux, mais je ne vivrais cette nouvelle vie inconnue qu’à condition de les forcer à dormir en moi, pour qu’ils ne me détournent pas de ce combat que j’étais résolu à mener.

Je ne resterais pas seul, je le savais. Je serais aimé, je le savais. Mais j’étais résolu d’avance à n’être plus pris en charge par personne. Je me noircis assez pour ne pas ajouter de noir à mon personnage. Il n’y avait pas en moi ce soir-là l’idée d’utiliser les autres, de les faire servir à ma réussite ou à mon plaisir. Je ne sais pas ce que le Seigneur appelle le péché contre l’esprit et qui était à ses yeux irrémissible, mais je sais, j’ai toujours su, ce qu’est le péché contre les corps. La petite Séris étranglée et violée n’est que l’image immonde et démesurément grossie du crime spirituel commis impunément par tant d’êtres qui ne se croient pas responsables, qui peut-être en effet ne le sont pas. Moi, mon Dieu, je suis, quoi que je fasse, responsable devant Vous. Je m’efforcerai de redevenir pur parce que je ne peux pas me passer de Vous — ah ! je le sais ! Vous le savez : né dans un autre milieu, peut-être aurais-je pu me passer de tout le reste sauf de Vous.

Ce fut le thème de mon oraison de cette avant-dernière nuit à Maltaverne : je flottais entre les temps révolus et ceux qui allaient naître, entre ce que j’avais souffert et ce que j’allais souffrir et qui était lié à des rencontres, à des échecs, à des malentendus, à des maladies, à des événements imprévisibles. Je ne pensais jamais qu’à mon histoire personnelle comme si l’histoire de France ne me concernait pas.

Je reprends ce cahier dans une chambre aussi silencieuse que ma chambre de Maltaverne. Sa fenêtre ouvre sur l’étroit jardin de l’hôtel de l’Espérance, rue de Vaugirard, en face du séminaire des Carmes. Le grondement de Paris est plus étouffé que celui des pins du parc en proie au vent d’équinoxe ; je suis calme, je ne souffre pas. Hier matin dimanche, j’ai vendu le journal de Sangnier La Démocratie à la sortie de la grand-messe à Saint-Sulpice. J’étais allé m’inscrire boulevard Raspail, dès le lendemain de mon arrivée. C’est cela qu’on m’a donné à faire comme entrée de jeu, et malgré mon titre de licencié ès lettres dont je crois bien que je me vantai pour la première fois. Sans doute ont-ils eu raison de me soumettre à cette épreuve, elle a été décisive : ils ne me verront plus. Il y a cinq ou six ans, je m’y serais prêté ; c’est trop tard aujourd’hui. Donc rien à faire d’autre pour l’instant que de hanter les bibliothèques et que de prendre des inscriptions, de suivre des cours, étudiant parmi les étudiants, sans que rien ne se manifeste au-dehors de ce que je porte en moi et qui ne pèse pas plus lourd sans doute que ce qui charge beaucoup d’entre eux — mais cette histoire-là, c’est moi qui l’assume, et non un autre, moi qui suis capable de n’en rien laisser perdre, de ne rien laisser se perdre d’une adolescence différente de toutes les autres, à la fois plus comblée et plus démunie qu’aucune autre, plus solitaire surtout ; et puis, si peu que le drame ait comporté de personnages, quel autre garçon a eu cette mère-là, et quel autre a dans le cœur cette petite fille étranglée et souillée ?

Les dernières pages de ce cahier, il faut qu’elles répondent clairement à une question toute simple en apparence et que pourtant, depuis mon arrivée à Paris, j’élude. André Donzac vit en face de mon hôtel au séminaire des Carmes, et il me croit encore à Bordeaux. Pourquoi ne lui ai-je pas fait signe ? Je me suis fié d’abord au hasard d’une rencontre que je croyais inévitable, comme si la rue de Vaugirard était la rue de Cheverus ! Au vrai cette rencontre, je la redoute. Pourquoi ? Je sais bien pourtant que je dois la provoquer. J’ai besoin d’être introduit à la Sorbonne, et non par un guide indifférent et pressé, mais par un ami comme Donzac qui sait l’être que je suis, qui me prendra en charge aussi longtemps qu’il faudra — à la Sorbonne, dans les bibliothèques, mais aussi dans les musées. Je suis ici à deux pas du Luxembourg, de cette salle Caillebotte où je sais qu’André entre presque chaque jour, où il m’a fait jurer de ne pas aller sans lui : il veut être là quand je verrai pour la première fois « le balcon » de Manet. J’attendrai, je ne suis pas impatient : la rue à Paris l’emporte sur tous les musées.

Au vrai j’ai une raison plus pressante de relancer Donzac : j’ai hâte de remettre la main sur mes cahiers qu’il détient. Ah ! cela surtout ! Si le feu anéantissait ce séminaire vétuste, si Donzac mourait subitement… Le journal d’une adolescence, quelle folie que de jouer toute sa vie sur cette carte ! C’est ce que je fais pourtant. Dieu merci, il n’y a que moi au monde pour le savoir et pour en rire.

Il faut aussi que j’aie de quoi remplir les quatre pages de ma lettre hebdomadaire à maman. Les états d’âme ne servent de rien avec elle, il faut comme elle dit « quelque chose à raconter ». Je ne l’ai guère entretenue jusqu’à maintenant que de l’hôtel, que de la nourriture, que du service. Ses deux brèves réponses ont trait à sa santé et à une vente de bois.

Mais creusons un peu plus. Donzac appartient, du moins pour l’instant, à cet alios, à ce sable dont je viens de m’arracher pour ne pas mourir. Dès que nous nous serons retrouvés, je crains que sa seule présence ne dissipe l’enchantement de Paris. Comment définir ce charme qui m’enivre, dont je suis comme saoul ? Je me baigne dans ce fleuve humain, je me laisse porter par lui, je flotte à la surface des trottoirs, ou je plonge dans des bars en sous-sol comme celui de la Taverne du Panthéon au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot. À Bordeaux, j’étais le fils Gajac qui avait peur des autres ; mais à Paris je ne suis personne, aussi inconnu qu’un être humain peut l’être, sans nom, si je ne puis être sans visage, et il est vrai que les chasseurs de visages ici abondent, mais je ne les crains pas parce que, dans cette sorte de chasse, il faut que le gibier soit complice et je suis assuré de ne l’être jamais.

Je marche donc la nuit, aussi loin que mes jambes peuvent me porter. Ah ! je sais pourquoi maintenant je me suis entraîné durant tant d’années, dans les bois de Maltaverne, à la découverte du « gros pin » ou pour aller voir le « vieux de Lassus » !

Les premiers soirs, je ne franchissais pas la Seine. Je m’accoudais aux parapets des ponts — ces parapets que j’aime à cause de Baudelaire et de Maurice de Guérin qui s’y sont accoudés, mais aussi tant de personnages inventés ! Je me récitais Le Bateau ivre (je ne connais Rimbaud que depuis cette année) et Victor Hugo qui sort ici de toutes les pierres. Et puis un soir je l’ai passée cette Seine, et je la passe maintenant presque tous les soirs. Près des guichets du Louvre, au flanc même du palais, il y a des bancs de pierre où la nuit personne jamais ne s’assoit. J’y reprends souffle en contemplant ce décor illustre toujours dressé — mais en 1907, Stéphen Pichon, Briand, Barthou (mais il est vrai aussi Clemenceau, Picquart…) — c’est Lilliput qui s’ébat dans ce décor de Shakespeare. Je remonte la rue de Rivoli jusqu’à la Concorde. Là encore, le plateau demeure vide, le temps d’un entracte : en 1907, il ne se passe rien. Ce qui se passera, je le verrai, moi qui ai vingt-deux ans ! J’ai toujours été fou d’histoire, mais je ne le savais pas. Paris m’a rendu conscient de cette folie. Je regarde fixement les deux palais de Gabriel et les villes assises, et Strasbourg sous ses couronnes et ses drapeaux délavés, avec l’idée de ce qui est en germe dans ce Lilliput de 1907, et que je verrai…