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Quand je suis à bout, je m’arrête au Wéber, le seul grand café où j’ose entrer en dehors de ceux du quartier Latin. Il ne me reste rien de la honteuse peur de dépenser qui me tenait à Bordeaux. Je commande douze marennes, une demi-bouteille de Mumm. Je ne sais trop de quoi j’ai l’air, ni à quoi je ressemble, ni pour qui on me prend. En vérité, serais-je revenu au Wéber sans ce couple que j’y ai vu le premier soir et que j’y retrouve toujours ? La vieille arrive la première. Elle a des cheveux gris coupés à la Jeanne d’Arc. Oui, une vieille Jeanne d’Arc, c’est à ça qu’elle ressemble. On lui apporte une assiette anglaise et un demi. Elle fume, les yeux fixés sur l’entrée. L’autre arrive un peu avant minuit, elle est lasse et elle a faim : de quel travail sortait-elle ? Une Jeanne d’Arc elle aussi mais qui serait blonde et qui a l’âge de Jeanne d’Arc. Le second soir où je l’ai vue, elle m’a regardé, elle me reconnaissait. La vieille la surveillait dans la glace.

Pour rentrer, je prends une voiture de l’Urbaine aux roues caoutchoutées, dont les lanternes ont la couleur de celles qui remisent à Vaugirard.

Quelquefois le temps est si mauvais que je ne puis quitter les cafés du boulevard Saint-Michel. Je n’évite guère que le d’Harcourt à cause de ses prostituées minables, harcelantes et vérolées. Ces soirs-là, je suis livré à mon obsession essentielle. Le mystère du mal qui n’était pour moi qu’une vue de l’esprit fourmille sous mon regard. La brute qui s’est ruée sur la petite Séris dans le bois, près du moulin de M. Lapeyre, il me semble qu’ici, elle rôde partout, mais chaque monstre y est comme surveillé par tous les autres et il erre, démasqué, avec des yeux fous, avec cette bouche hideuse qu’il faudrait cacher.

Je n’ai pas osé encore pousser jusqu’à Montmartre. Le quartier Latin, sa faune m’est familière, j’y ai mes habitudes, mais Montmartre me fait peur. J’en entends parler souvent au Bar du Panthéon où on est entassé, où n’importe qui vous interpelle. Je réponds volontiers, n’étant personne.

Et puis je me couche vers deux heures, je sombre dans un sommeil comme je n’en connaissais pas à Maltaverne où les coqs de l’aube me réveillaient. À Paris, quand j’en émerge, ceux qui travaillent sont à leur affaire depuis des heures. Il est trop tard pour assister à une messe, sauf le dimanche. Je déjeune à midi avec les autres étudiants de l’hôtel : le seul moment de la journée où je parle à mes semblables qui connaissent mon nom et mon prénom, et qui savent de quelle province je suis monté à Paris et qui haïssent ou admirent Maurras et qui me sont tellement indifférents que je ne les vois pas.

Et puis je recommence d’errer ; mais l’après-midi, mes escales ce sont les églises, bien qu’il s’agisse du même voyage que la nuit : ce que mes yeux ont vu, la nuit, je viens vous en demander raison, mon Dieu. Je commence toujours par Saint-Sulpice, que j’atteins en descendant cette étroite rue Férou où mon père étudiant a habité, la dernière année de l’Empire. À l’intérieur de l’église, mon itinéraire non plus ne change jamais : je m’arrête dès l’entrée, à droite, devant la fresque de Delacroix. Je suis à la fois Jacob et l’ange : c’est moi-même aux prises avec moi-même ; car j’ai l’air de flotter, mais non, je suis redressé et tendu, j’exige une réponse, assis derrière le maître-autel, face à la Vierge de Pigalle, que Donzac abomine, mais moi je l’aime. Je demeure là aussi longtemps que je peux le supporter, et puis je sors par la rue Servandoni. Je gagne les quais, je remonte la Seine jusqu’à Notre-Dame. Je m’y plonge, j’y suis immergé comme à Saint-André de Bordeaux, mais ici l’histoire humaine qui s’y est déroulée me cache Dieu.

Quelquefois je me réveille avant l’aube. J’entends sur le pavé de bois rouler un fiacre attardé. Il me semble alors que rien ne peut plus m’arriver en ce monde, qu’il ne m’arrivera plus rien, que tout est bu, que tout est mangé, que cette nuit au balcon de Maltaverne, avec Marie qui m’aimait, c’est tout ce que j’aurai eu et que je suis ce mendiant à qui on a déjà donné et qui n’a plus rien à attendre de personne — pas même de malheur, parce qu’en fait de malheur j’ai reçu aussi mon dû, le jour où cette petite fille courait devant moi sur le chemin du moulin de M. Lapeyre, et puis un morceau de bois mort a craqué sous mon espadrille, et elle s’est retournée.

Il m’est arrivé pourtant quelque chose, mais c’est si peu que je ne sais comment le noter. Hier soir au Wéber la vieille Jeanne d’Arc n’a pas paru : elle doit être malade ; je ne croyais pas que la jeune viendrait. Je surveillais tout de même la porte. Elle est entrée à son heure habituelle, elle s’est assise, elle a étudié la carte comme si elle n’avait pas su qu’elle allait demander une assiette anglaise, et puis elle a levé les yeux, elle m’a regardé et elle a souri.